Briser l’âgisme, ce fléau socialement toléré

Les personnes de plus de 65 ans pourraient représenter plus d'un cinquième de la population en 2025 et le quart en 2059, selon Statistique Canada (archives).
Photo : Getty Images / AFP / Oli Scarff
Vicky Lehouck est originaire de Paris et est peintre amatrice à Toronto. Réjean Grenier, qui habite Sudbury, est éditorialiste et enseigne le journalisme à temps partiel. Ils ne se connaissent pas mutuellement, mais partagent malgré eux quelque chose d'intime : un groupe social.
Mme Lehouck est âgée de 79 ans. M. Grenier, lui, est âgé de 69 ans. Une décennie les sépare, mais socialement, nous disons qu’ils sont des personnes âgées
, au même titre que les centenaires.
Ce groupe social est énorme!
, mentionne Barbara Ceccarelli, directrice générale des Centres d’Accueil Héritage à Toronto. Cette population qu’on cherche malheureusement à étouffer ne fait que grandir et augmenter en diversité.
Les personnes de plus de 65 ans pourraient représenter plus d’un cinquième de la population canadienne en 2025. La discrimination fondée sur l’âge demeure toutefois socialement acceptable et fortement institutionnalisée
, contrairement au racisme et au sexisme, selon l’Organisation mondiale de la santé.
L’âgisme nous rend aveugles envers quelque chose de magnifique. Nous sommes en train de couper nos propres ailes parce que tôt ou tard cela va tous nous concerner.
Un regard teinté de préjugés
Vous m’avez [téléphoné] alors que j’étais en train de peindre
, lance en introduction Vicky Lehouck. C’est une passion qui est un peu voisine de la méditation.
Artiste dans l’âme, Mme Lehouck a immigré au Canada avec son conjoint il y a plus de 50 ans. Elle a entre autres travaillé dans un centre pour femmes à Toronto et à l'Université d’Ottawa.
J’ai travaillé assez tard, jusqu’à 71 ans
, raconte-t-elle fièrement. Depuis, la proximité avec la jeunesse lui manque énormément. Nous vivons dans une époque où il n’y a pas tellement de ponts entre les générations.
À trois mois de souffler ses 80 bougies, Mme Lehouck bouillonne de créativité et raffole de littérature. Pourtant, elle a parfois le sentiment d'être infantilisée. C’est terriblement subtil, mais j’ai cette sensation
, confie-t-elle.
Au lieu de reconnaître notre soi-disant sagesse, car nous ne sommes pas toujours très sages, on nous perçoit toujours comme des enfants.
L’infantilisation est une forme d’âgisme très courante, témoigne Barbara Ceccarelli, qui se consacre au bien-être des aînés francophones. Il y a ce préjugé que les personnes âgées ont une incapacité à prendre des décisions
, dit-elle.
Selon Mme Ceccarelli, l’âgisme a comme effet de confiner les aînés à un état d’invisibilité sociale. Nous ne parlons jamais des aspirations, des attentes, ni même de la sexualité des personnes d’un certain âge. C’est comme si tout cela avait été effacé.
Martine Lagacé étudie le regard social posé sur le vieillissement. La professeure titulaire à l’Université d’Ottawa compare l’âgisme à d’autres types de discriminations. L’âgisme s’appuie sur le critère de l’âge, à la différence du racisme, qui s’appuie sur l’appartenance culturelle ou encore sur le sexe pour la question du sexisme.
Bien que la majorité des prestations gouvernementales aient imposé la barre symbolique des 65 ans comme critère d’appartenance au groupe des aînés, l'âgisme ne connaît aucune horloge sociale.
Il peut se manifester auprès de personnes de 45-50 ans dans certains milieux de travail
, explique Mme Lagacé. C’est donc moins l’usage du critère chronologique que la perception que nous avons d’une personne âgée.
Cette forme d’âgisme systémique s’inscrit dans l’ordre des biais du subconscient, selon la professeure. Nous allons rarement parler à un employé de 50 ans et plus de son plan de développement professionnel
, donne-t-elle en exemple.
Une peur méprisante du futur
Environ 60 % des Canadiens âgés de plus de 66 ans ont connu l'âgisme au cours de leur vie, selon une étude menée par Revera et la Fédération internationale du vieillissement en 2014.
[Nous vivons dans une] forme de déni collectif
, se désole Mme Lagacé. Selon elle, la relation taboue que nous entretenons culturellement avec la finitude de la vie nous rend plus tolérants face à l’âgisme en tant que société.
Les aînés, c’est nous. Nous sommes le futur. C’est soi-même au final qu'on n'aime pas.
Barbara Ceccarelli pense que l’âgisme se nourrit de la peur de vieillir et que les préjugés envers les personnes âgées nous empêchent d’imaginer positivement cette période de la vie.
Si nous ouvrons un peu nos esprits, ce ne serait pas difficile de briser cette espèce de prison que nous sommes en train de bâtir pour nous-mêmes
, insiste-t-elle.
Réjean Grenier se considère quant à lui chanceux. Éditorialiste au journal Le Voyageur, il dit avoir connu l’âgisme une seule fois dans sa vie. C’était un jeune!, affirme-t-il, cela n’a pas compté pour beaucoup [...] mais peut-être suis-je aveugle?
L’homme de 69 ans a pris sa retraite il y a quelques années, mais ne prévoit pas de se retirer complètement du marché du travail. Depuis quatre ans, il enseigne le journalisme à l’Université Laurentienne et tente à sa manière de tisser des liens avec la jeunesse.
J’ai possédé un journal pendant plusieurs années
, souligne-t-il. J’essaie de donner [à mes étudiants] des exemples concrets d’erreurs que j’ai faites et de succès que j’ai eus.
Je ne me vois pas arrêter de travailler. Je vais continuer tant que l’on voudra de moi. Ce sont les jeunes qui vont décider s’ils veulent encore de moi.
Des passionnés comme M. Grenier, il y en a de plus en plus sur le marché du travail et c’est tant mieux, selon Mme Lagacé.
Le transfert de connaissances est un élément très important
, rappelle-t-elle. Ce n’est pas parce qu’une personne a plus de 50 ans qu’elle contemple uniquement la retraite. [...] Ces temps sociaux sont éclatés!
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Une prise de conscience collective
La professeure Lagacé voit dans la pandémie une occasion à prendre pour dénoncer une discrimination trop longtemps ignorée. Je n’ai jamais autant entendu parler ni lu sur la question de l’âgisme que depuis les neuf derniers mois
, précise-t-elle.
En décembre dernier, la municipalité régionale de Durham a entre autres lancé une campagne de sensibilisation contre l’âgisme. Nous voulons mettre en lumière le fait que les personnes âgées méritent d'être traitées avec la même dignité et le même respect que les autres
, indique Elaine Baxter-Trahair, directrice administrative pour la région.
Les personnes âgées ont des connaissances et des compétences à partager. Elles apportent une contribution importante à la communauté par leur leadership, leur bénévolat, leur esprit d'entreprise et le sport.
Selon Barbara Ceccarelli, la communication et les réseaux sociaux sont des éléments clés qui permettent de partager des histoires positives du vieillissement.
C’est important de briser les catégories et de faire tomber les préjugés
, mentionne-t-elle. Il faut arriver à créer [une société] dans laquelle vieillir est reconnu comme une ambition et non une survie.
Pour ce faire, la professeure Lagacé croit beaucoup au pouvoir de l’intergénérationnel. Les générations devraient avoir des espaces, des lieux, des temps et des moments pour se rencontrer et se parler.
L’âgisme nous empêche de voir ce qu’une personne peut nous offrir en raison de son âge. Quand on commence à se parler, on réalise qu’il y a beaucoup plus de points communs que de différences.
Elle considère les logements intergénérationnels comme une piste de solution. Si on est seul, que l’on soit jeune ou âgé, pourquoi ne pas se retrouver pour un bon repas? C’est donnant-donnant.
Cette idée plaît particulièrement à Vicky Lehouck. C’est certain que nous devrions avoir des immeubles où il y a des jeunes et des vieux
, s’enthousiasme la dame de 79 ans. En ayant plus de contacts avec eux, nous pourrions leur apporter plus et couper certains préjugés.