2020 : l’année culturelle québécoise en 6 mots marquants
Si l'expression « se réinventer » a été surutilisée cette année, il n’en reste pas moins qu’elle transcende l’idée de révolutionner, pour de bon, un milieu qui a tant à donner.

Stéphanie Bédard et son guitariste Alexandre Bonneau dans une photo promotionnelle pour «La route des lacs».
Photo : Site de La route des lacs / Olivier Samson Arcand/Cosmos Images 2020
Dire que la culture a été frappée de plein fouet par les différentes vagues de la pandémie de COVID-19 relèverait de l’euphémisme. Malgré les coups, le milieu québécois a su démontrer que l’art était (et sera toujours) nécessaire, tant par ses initiatives que par ses réflexions collectives. Retour sur cette année particulière avec six mots qui resteront longtemps associés à l’actualité artistique des derniers mois.
Se réinventer
Cette expression a pratiquement eu l’effet d’un crissement d’ongles sur un tableau noir pour plusieurs personnes travaillant dans le secteur culturel. La ministre de la Culture et des Communications, Nathalie Roy, a soulevé les passions lorsqu’elle a souligné l’importance de « réinventer la culture », au mois de mai, alors que les différentes institutions culturelles étaient fermées et que les activités professionnelles des artistes étaient sur pause depuis presque deux mois.
Un mot à proscrire quand la pandémie sera chose du passé? Oui et non, croit la chroniqueuse culturelle à l’émission Tout un matin, Eugénie Lépine-Blondeau.
« C’est vrai que j’ai rapidement fait une écœurantite à force d’entendre cette expression. On avait l’impression, de la manière dont c'était lancé, que la ministre l’imposait
, ou encore qu’il s’agissait d’une incompréhension du sens propre de la culture, parce qu’on parlait, à ce moment, strictement de "réinvention numérique" ».
Je trouvais qu’en demandant ça aux artistes, ça témoignait d’une lecture décalée de la situation et du milieu. L’essence de la culture, c’est déjà de "se réinventer", et ce, continuellement.
La chroniqueuse, qui a elle-même dû réinventer
sa façon d’incorporer l’art au menu de l’émission matinale diffusée sur les ondes d’ICI Première, concède toutefois avoir réussi à apprivoiser le terme, à jongler avec lui, quitte à l’utiliser candidement.
Je pense qu’il faut applaudir les artistes. Pas juste d’avoir survécu, d’avoir su se métamorphoser.
Sur le sujet
L’art vivant
S’il y a une chose que la pandémie et ses mesures restrictives ont apportée à l’univers culturel, c’est l’espace pour parler davantage d’art vivant
, croit Eugénie Lépine-Blondeau. Le terme était-il méconnu? Pas assez accessible?
Tout compte fait, parler des conséquences de la fermeture des lieux de diffusion d’art vivant – le théâtre, la musique, l’humour, la danse, l’opéra, etc. – aura contribué à une meilleure compréhension de sa définition, de ses missions, mais également de sa valeur dans le paysage culturel québécois.
C’est ce [secteur] qui a le plus écopé. En parler, ça a en quelque sorte permis de comprendre à quel point l’art était vivant et qu’il se devait d’être vivant.
Ce qu’on a également collectivement constaté, c’est que la portion primordiale de l’art vivant est celle qui s’incarne par la présence du public, ajoute Eugénie Lépine-Blondeau. C’est l’échange avec ce dernier qui est important. Il est le pouls que l’on peut prendre. L’art vivant s’ajuste à lui, s’étonne de lui.
Le public est ce qui nourrit l’art vivant. Et je crois que l’absence de ce public a rendu [les artistes] plus tristes que l’absence d’art.
Dénonciations
En plus de la pandémie, une autre bombe est tombée sur le milieu culturel québécois. Au début du mois de juillet, les centaines de témoignages de personnes affirmant avoir été victimes de harcèlement, d’agression sexuelle ou de viol se sont multipliés sur les réseaux sociaux, surtout au Québec. Le phénomène, qui s’est transporté quelque peu dans le reste du Canada et un peu plus tard en France, a rappelé les mouvements #AgressionNonDénoncée, en 2014, et #MoiAussi, en 2017.
Mais cette fois-ci, les victimes présumées n’ont pas hésité à dévoiler l’identité de la personne qui leur aurait porté atteinte, une liste qui s’est allongée pendant plusieurs semaines et parmi laquelle se sont retrouvées des personnalités connues du monde artistique. S’inscrivant dans la culture du bannissement, cette déferlante de dénonciations a poussé des agences, groupes musicaux, ou regroupements à se dissocier des artistes visés.
Le signalement des comportements présumés soulevés par les internautes a mené des associations à agir sur-le-champ. Quarante-huit heures après l’exclusion de Bernard Adamus des rangs de l’étiquette Dare To Care, le conseil d’administration de l’ADISQ a voté en faveur de l'éviction de la maison de disques de son organisme.
Aussi, en réponse aux allégations d’agressions et d’inconduites sexuelles par l’humoriste québécois Julien Lacroix, l'Académie canadienne du cinéma et de la télévision a retiré l’humoriste de la liste des finalistes aux prix Gémeaux.
Parmi les cas qui ont fait le plus grand bruit, celui de Maripier Morin, dont les agissements ont été dénoncés par l’autrice-compositrice-interprète Safia Nolin. En juillet, Morin a annoncé qu’elle mettait sa carrière en veilleuse, après avoir perdu plusieurs partenariats avec des marques.
Son nom a, comme Lacroix, été rayé des nominations qu’elle détenait pour les prix Gémeaux et Artis. En octobre 2020, elle est sortie de son mutisme dans une publication Instagram, et en décembre, Club illico annonçait que la comédienne reprenait son rôle dans sa série policière La faille.
Dans son rapport déposé le 15 décembre, le Comité d'experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale, formé en 2019, a formulé 190 recommandations pour améliorer le traitement des plaintes, dont la création d'un tribunal spécialisé en la matière.
Sur le sujet :
Solidarité
La pandémie a obligé les théâtres, les festivals ou encore les orchestres à fermer leurs portes et à raffiner leur offre numérique. Selon les établissements et événements culturels interrogés par Radio-Canada, le public est globalement, et parfois massivement, au rendez-vous, une façon pour lui d’assouvir sa soif de culture mais aussi de démontrer sa solidarité envers la colonie artistique québécoise.
Quelques exemples :
- Pour sa première tenue virtuelle, le Salon du livre de Montréal a enregistré plus de 93 000 visiteurs et visiteuses uniques.
- Le petit prince et Pierre et le Loup, présentés par le Théâtre du Nouveau Monde, ont suscité un engouement, puisqu’ils ont séduit respectivement 6000 et 5000 personnes.
- Le spectacle en ligne organisé pour les 85 ans d‘Yvon Deschamps, diffusé sur Yoop, a réuni près de 50 000 spectateurs et spectatrices.
- Plus de 30 000 personnes ont assisté à Waskapitan : Rapprochons-nous, le spectacle-bénéfice organisé en hommage à Joyce Echaquan.
D’une autre façon, la solidarité s’est manifestée entre les différentes associations et les regroupements d’artistes ou de gestionnaires de différents secteurs culturels. Ce fut le cas chez les propriétaires de salles de cinéma, qui se sont serré les coudes et ont formé au début de la pandémie le Comité de relance du cinéma au Québec.
En télévision, plus précisément sur les plateaux habituellement nourris par la présence d’un public, la capacité d’adaptation des troupes a mis en lumière une résilience et une volonté encore plus grande de servir le public confiné, et il en restera assurément des traces après la pandémie.
Nommons des productions comme La semaine des quatre Julie (Noovo), Tout le monde en parle (ICI Télé), ou Ça finit bien la semaine (TVA), qui ont continué de fonctionner dans des conditions adaptées et totalement différentes.
Par ailleurs, les quatre grandes chaînes de télévision généraliste ont présenté dans les derniers mois deux grands spectacles télévisés, le premier en solidarité avec les personnes luttant contre la COVID-19, Une chance qu’on s’a (TVA et Télé-Québec) et le deuxième, Tout le monde ensemble (Radio-Canada, Noovo, Télé-Québec et TVA), dont le mandat de production a été donné par le gouvernement du Québec.
Finalement, l’exemple de Yoop, cette plateforme de diffusion de spectacles préalablement enregistrés portée par Louis Morissette et Benoît Fredette, a été imaginée avant la pandémie, mais sa vocation s’est transformée en cours de route. D’abord pensée comme un complément aux tournées traditionnelles, Yoop est devenue, selon ses fondateurs, une façon d’offrir du travail aux artistes, artisanes et artisans des arts vivants écorchés par la pandémie.
Musique bleue
Pour la chroniqueuse culturelle Eugénie Lépine-Blondeau, il y a une expression qui aurait dû être davantage prononcée cette année, et c’est musique bleue
. S’inspirant de l’initiative du Panier bleu
, des artistes ont demandé dès avril aux radios d’augmenter leurs quotas de musique québécoise.
Même si le gouvernement du Québec a entériné une dizaine de jours plus tard une entente pour l’utilisation de musique québécoise lors de la diffusion des conférences de presse quotidiennes sur Facebook, Eugénie Lépine-Blondeau déplore que les initiatives pour valoriser la musique d’ici n’aient pas porté plus leurs fruits. Ça n’a pas eu l’effet escompté. On n’a pas vu le spectacle bleu
, ou encore le fonds pour la musique bleue
.
Personnellement, je me suis donné la responsabilité d’écouter beaucoup plus de musique québécoise. Ça a bercé ma pandémie
, ajoute-t-elle.
Cette dernière spécifie que, sans filet, beaucoup d’artistes émergents ont lancé des albums ou annulé et reporté des tournées.
Tu es limité en termes de réinvention, quand t’es pas connu. Tout ce qui te reste, c’est qu’on écoute ta musique.
Apprentissage
Y a-t-il d’autres mots qui ont marqué la culture en 2020? Certainement, affirme la chroniqueuse. Il y en aurait tant d’autres. Mais celui qui lui vient en tête, quand elle regarde l’année 2021 poindre à l’horizon, c’est apprentissage
.
De toutes ces expressions ou de ces mots qu’on vient de nommer, il y a beaucoup de choses qui en ressortent, et qu’on doit retenir pour 2021
, dit-elle.
Selon elle, quand la culture a été (brièvement) déconfinée pendant la période estivale, des prises de conscience ou réflexions qui avaient donné naissance à des pointes de changement dans l’industrie ont été soudainement oubliées dans le ressac de la pandémie.
Ça fait plusieurs fois que je cherche à en parler : la diversité, l’égalité, l’équité. Quand on a fait revivre la culture, il y a des choses qu’on a oublié de mettre de l’avant
, explique la chroniqueuse.
Je pense que ça faisait partie d’une prise de conscience d’avoir des diversités à l’écran et en culture. Après la grande jachère de 2020, c’est l’occasion de ne pas reprendre de mauvais plis.
Au-delà de cette diversité, elle souligne qu’il faudra prendre un recul nécessaire sur les agissements et les comportements présumés de personnes de la sphère artistique, mis au grand jour dans la grande vague de dénonciations.
Quand la poussière de 2020 retombera et que la pandémie s'essoufflera, la culture ne pourra simplement pas reprendre là où on l’avait laissée. Sans repartir à zéro, il y a, dans l’embrasure de 2021, la possibilité de faire les choses mieux. Encore mieux.
Si se réinventer
est l’expression qui a été utilisée à outrance cette année, il n’en reste pas moins qu’elle transcende l’idée de révolutionner, pour de bon, un milieu qui a tant à donner.