En 1918, la grippe espagnole tuait des millions de personnes... mais pas Noël

Cette carte postale datant de 1918 illustre une scène de liesse dans les rues de Montréal provoquée par l'annonce de l'armistice.
Photo : BAnQ Rosemont-La Petite-Patrie
Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Malgré les ravages provoqués par la grippe espagnole, les Québécois ont pu célébrer Noël en famille en 1918. Cette année-là, les Européens ont aussi laissé libre cours aux réjouissances du 25 décembre, mais ils ont rapidement dû ressortir leurs habits de deuil en janvier.
Les paroissiens se pressent en masse, le soir de Noël 1918, pour assister aux messes de minuit. La religion catholique, alors très influente, ne ménage aucun artifice pour célébrer la naissance du Christ.
Il y avait trois messes, à l’époque
, explique l’historien Réjean Lemoine. Certains restaient même jusqu’à 5 h du matin pour assister à toutes les cérémonies!
À l’église Saint-Roch de Québec, la foule était si grande que nombre de personnes ne purent trouver place dans l’église paroissiale
, souligne Le Soleil du 26 décembre.
À Montréal, les nefs spacieuses
de la cathédrale Saint-Jacques débordaient de fidèles
venus entendre l’archevêque Paul Bruchési donner la bénédiction papale, relate le journal La Patrie.
Dans toutes les paroisses du Québec, l’heure est à la fête en ce soir de Noël.
Pourtant, deux mois plus tôt, rappelle Réjean Lemoine, l’épidémie de grippe espagnole fauche tant de vies que les cloches de Québec ne sonnent plus les morts tant les funérailles sont nombreuses.
Comment les ancêtres de cette époque, qui ont vu les deuils et les restrictions se multiplier tout au long du mois d’octobre 1918, ont-ils pu fêter Noël comme si de rien n’était?
Un mois d'octobre d'horreur
On est comme devant une maladie qui disparaît soudainement
, rétorque l’historien Réjean Lemoine.
L’épidémie s’estompe en effet à partir de novembre 1918, après avoir atteint son apogée en octobre.
Aussi brève que foudroyante, l’hécatombe de la deuxième vague de grippe bouleverse néanmoins profondément la vie sociale de l’époque.
Des amendes salées pour avoir craché
Des restrictions de plus en plus strictes se mettent en place au fil d’octobre à mesure que les morts s’entassent.
D’abord, l’effort demandé est privé. Les autorités demandent d’isoler les malades, de faire bouillir leurs vêtements et de javelliser leur crachoir.
Puis, rapidement, le sacrifice devient collectif : les écoles, les cinémas, les théâtres, les magasins, les palais de justice, les buvettes, même les églises doivent fermer leurs portes.
Les consignes s’accompagnent de punitions. Le règlement 323, par exemple, interdit de cracher sur les trottoirs. Les contrevenants s’exposent à une amende qui peut atteindre 40 $ plus les frais (l'équivalent d'environ 700 $ en 2020)… ou à deux mois de prison.
Orphelin à peine né
Les cadavres se multiplient et, derrière chacun, des tragédies humaines. À Trois-Rivières, le 9 octobre 1918, Richard Lajoie, 32 ans, suit son épouse dans la tombe, morte la veille de la maladie elle aussi. Mme Lajoie a donné le jour à un bébé avant-hier
, souligne La Patrie. La grippe espagnole venait de faire un orphelin à peine né.
L’épidémie n’épargne aucun village, selon les journaux de l’époque. Il devient déconseillé de fréquenter d’autres ménages. Les fossoyeurs sont débordés, il manque de cercueils
, écrit encore La Patrie le 19 octobre.
Quand la grippe frappe, elle ne met souvent que quelques heures à tuer des gens dans la force de l'âge. Une fois contaminés, ceux et celles qui sont en parfaite santé au déjeuner peuvent être morts à l'heure du thé.
La maladie provoque une hécatombe qui laisse des séquelles durables chez ceux et celles qui y survivent.
Théodore Pépin, interrogé par sa fille en 1982 à propos de sa jeunesse en 1918 (Nouvelle fenêtre), se souvient que ses voisins étaient nombreux à sortir les pieds devant.
« On voyait sortir les corps dans les maisons. (…) Ce n’était pas comique. J’en ai déjà vu sortir trois d’une même maison, la même journée. »
M. Pépin se rappelle ne pas avoir eu d’école pendant un mois et demi. Il avait 10 ans à l'époque.
La paix et un peu de répit
Au terme d’un mois de misère survient une éclaircie.
LA LIBERTÉ TRIOMPHE
, claironne la une du journal Le Soleil le matin du 11 novembre 1918.
En Europe, la signature de l’armistice marque la fin de quatre années d’une guerre longue, sanglante et mondiale.
Il s’agissait d’une des seules raisons de se réjouir depuis très longtemps
, souligne Réjean Lemoine à propos de cette paix obtenue au prix du sacrifice ultime de 61 000 Canadiens.
Après des semaines d’isolement et de restrictions dus à l’épidémie, des foules en liesse se rassemblent dans les villes du monde. Québec et Montréal participent aussi à la fête.
Dès la moitié du mois, toutes les restrictions sont levées
, ajoute Denis Goulet, historien et auteur d’une Brève histoire des épidémies au Québec.
L’armistice sert d’accélérateur à la réouverture de la société
, selon Réjean Lemoine.
La vie reprend peu à peu son cours normal, baignée dans une ferveur religieuse renouvelée.
« C’est constant : après chaque épidémie, il y a un retour de la foi. C’est une forme de remerciement envers Dieu pour avoir mis fin aux épreuves, qui nous a permis de passer à travers. »
Il y a d'ailleurs une plus grande participation aux célébrations de Noël en 1918, observe Réjean Lemoine.
La guignolée pour les familles pauvres récolte des sommes records. La grippe a fauché beaucoup plus de vies dans les quartiers démunis. Les gens ont réalisé cette iniquité et ont tenté, on dirait, de rétablir une certaine justice sociale
, analyse M. Lemoine.
Fait notable, toutefois : aucune commémoration n’a lieu pour honorer les morts emportés par la maladie.
« C’est comme si ces gens-là étaient partis un peu de travers, un peu comme aujourd’hui. À la fin, personne ne souligne leur départ publiquement. Les célébrations soulignent la fin de la guerre plutôt que l’accalmie de grippe, qui a pourtant fait beaucoup, beaucoup plus de victimes. »
Le chagrin ne se vit pas à l’église ni sur la place publique, mais dans les chaumières. Si les journaux de l’époque soulignent à grands traits les festivités de Noël, les journaux intimes, eux, nuancent beaucoup les élans de joie exprimés publiquement.
C’est un Noël triste
, écrit Jacques-Ferdinand Verret (Nouvelle fenêtre), boulanger et apiculteur à Charlesbourg, le 25 décembre 1918. Il y eut salut à la suite de la grand-messe et tout fut fini. Pas une chanson de Noël.
Troisième et quatrième vague
Les célébrations de Noël n’auront pas soulevé de troisième vague au Québec, rappelle l’auteur Denis Goulet.
Il y a eu quelques cas au printemps 1919, mais il s’agissait plutôt d’une vaguelette.
L’Europe, par contre, subit beaucoup plus que l’Amérique l’abandon des règles sanitaires. La troisième vague commence à s’y soulever en février : selon l’historienne belge Françoise Van Haeperen, Noël a joué un rôle important dans le regain de la grippe, presque disparue à Noël 1918.
À l’époque, la deuxième vague s’était plus ou moins éteinte et les gens pensaient que la maladie était derrière eux. Ils ont donc célébré Noël, heureux de se retrouver,
affirme cette professeure de l'Université catholique de Louvain dans une vidéo publiée par l'institution. Quelques semaines plus tard, la troisième vague éclatait...
Celle-ci sera d'ailleurs beaucoup plus meurtrière en Europe qu'en Amérique, souligne Denis Goulet.
« En Europe, les populations avaient été beaucoup plus malmenées par la guerre que chez nous. Il y avait des famines et donc des carences alimentaires… Les gens étaient beaucoup plus vulnérables et donc susceptibles de mourir de la grippe. »
Au Québec, une quatrième vague a déferlé au printemps 1920. Ce ne sont plus des gens dans la force de l’âge qui en meurent, mais bien les aînés.
Ces derniers, à l'automne 1918, avaient sans doute une défense immunitaire héritée d’épisodes de grippe auxquels ils avaient survécu au XIXe siècle
, dit Denis Goulet. En 1920, il est probable que le virus de l’influenza a connu une mutation qui rendait cette immunité impuissante.