Des maisons intergénérationnelles pour briser l'isolement des aînés

De gauche à droite, Samuel Gourley, la petite Rose Carrier-Gourley, Émilie Carrier-Boileau, Johanne Boileau, Pierre Carrier et Romy Carrier-Gourley. Cette famille attend avec impatience le début de la construction de leur maison intergénérationnelle sur ce terrain boisé, à Vaudreuil-Dorion.
Photo : Radio-Canada / Fannie Bussières McNicoll
Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Le modèle de cohabitation intergénérationnelle gagne en popularité depuis le début de la pandémie. De nombreuses familles échaudées par les mesures de confinement strictes pour les aînés décident de se rassembler à plusieurs générations sous un même toit. Certaines d'entre elles souhaiteraient que le gouvernement encourage davantage ce mode de vie qui permet notamment de briser l'isolement de leurs proches vieillissants.
Au milieu d’un secteur boisé, à Vaudreuil-Dorion, à l’ouest de l’île de Montréal, Pierre Carrier, 64 ans, m’indique avec fierté et excitation l’endroit où sera construite au printemps leur maison intergénérationnelle, maison où il s’installera avec sa femme, leur fille, leur gendre et leurs deux petites-filles : On va être installé juste là et on aura cette vue, avec le petit lac. On va aller se promener dans le bois avec les enfants. Ça va être bien. On était rendu là, je pense. On a vraiment hâte!
Un projet qui a été pensé, explique Samuel Gourley, le gendre de Pierre. La maison va être construite dans la pente parce que, de cette manière-là, nous aurons notre étage en haut, et mes beaux-parents seront en bas, dans un rez-de-jardin. Donc ils n'auront pas l'impression de vivre dans un sous-sol.
Chacun aura son espace, son intimité, mais une porte commune permettra à tous, surtout aux jeunes enfants, de circuler d’un logement à l’autre. Le projet enthousiasme Pierre et Johanne, qui ont déjà vendu leur copropriété à Montréal en prévision du déménagement. Les petits-enfants, c'est la vie! On ne peut pas manquer ça! On veut pouvoir vivre ça au quotidien!
, lance Pierre Carrier. Sa conjointe, Johanne Boileau, ajoute : On a du plaisir avec les enfants. On est à la retraite, on veut en profiter. Être en nature, aider ma fille. Il y a l'âge aussi... On prend de l'âge.
Les grands-parents étaient déjà proches de leur fille Émilie et les voyaient très souvent. Mais la pandémie est venue changer la donne. Et elle a été un facteur déterminant dans la décision de la famille d'opter pour une maison intergénérationnelle.
« La pandémie, ça m'a vraiment inquiétée. Je ne sortais plus de notre condo. On ne voulait pas s'isoler. Donc la pandémie, ça a été l'élément déclencheur pour lancer notre projet! »
Pendant que les grands-parents jouent à cache-cache avec les petites Romy, trois ans, et Rose, un an, Émilie Carrier-Boileau explique avec émotion qu'elle vit ce projet comme un véritable conte de fées pour elle, mais pour ses enfants aussi : On dirait que toutes les choses se sont enchaînées pour que ça se réalise. Oui, la pandémie c'est triste, c'est une catastrophe planétaire. Mais pour nous, ça apporte beaucoup de bonheur. Parce que je suis vraiment contente que mes parents puissent participer à l'éducation de mes enfants. C'est le plus beau cadeau que je puisse leur offrir!
Elle a trouvé le terrain idéal pour leur maison familiale après s’être rendu compte qu’il était presque impossible de dénicher une maison à vocation intergénérationnelle déjà construite. Il n'y en a pas! C'est rare de trouver des bigénérations à vendre. Ce n'est pas tant à la mode et pourtant, tout le monde recherche ça! On regardait pour des subventions aussi. Parce qu'il nous fallait une maison plus grande, plus chère. Mais il n'y en a pas. Au Québec, il n'y a rien du tout!
Des maisons difficiles à trouver
Direction Saint-Hubert, au sud de Montréal. Un couple d’origine iranienne visite une maison intergénérationnelle mise en vente il y a quelques jours. Ali Hashomi prévoit que sa mère emménagera avec eux dès que celle-ci pourra les rejoindre, quand les frontières canadiennes rouvriront. Il confirme les dires d'Émilie Carrier-Boileau.
« Au début, je ne pensais pas que ça serait difficile de trouver une maison de ce type-là. Mais finalement, oui! Et c'est plus cher! Au début je pensais que c’était pas très difficile, mais oui, quand même c’est difficile. C'est possible d'en trouver, mais il faut s'éloigner de Montréal, aller en région. »
Mais pour lui, emménager avec sa mère vieillissante, c’est une évidence culturelle, un désir qui est aussi renforcé par la pandémie : Pour moi, c'est la meilleure option. Je pense aussi que c'est plus sécuritaire pour elle de vivre avec moi, surtout en ce moment.
Une porte au premier étage mène vers un appartement au sous-sol fraîchement rénové, comme le reste de la maison. La propriétaire Alina Iorega a apporté des changements tout en préservant le caractère intergénérationnel de l’immeuble, notamment en raison de la pandémie : C’était important pour moi, surtout dans ce contexte d’isolement qui est tellement difficile et tellement triste pour beaucoup de gens, surtout des personnes âgées.
C'est comme une renaissance!
Éric Lemieux, économiste principal pour l’Association professionnelle des courtiers immobiliers du Québec, confirme que les maisons intergénérationnelles sont difficiles à trouver, alors qu'elles sont particulièrement demandées en ce moment. Les ventes sur les maisons intergénérationnelles ont augmenté d’un peu plus de 30 % comparé à la période précédente pour la région de Montréal. Leur popularité s'explique par plusieurs facteurs. Les familles veulent se regrouper en raison de la crise sanitaire. C'est avantageux financièrement : être toute une famille sous le même toit peut réduire les coûts par membre de la famille. Et il y a le facteur culturel : bien des familles immigrantes vivent souvent sous le même toit à plusieurs générations.
Lui-même a opté pour ce modèle. Il a emménagé, avec sa jeune chienne Whisky, dans le même immeuble que sa mère il y a deux mois.
« L'année passée à la même date, vous m'auriez dit que j'allais habiter en haut de chez ma mère, j'aurais ri. Ça ne me serait même pas venu à l'idée de faire ça! »
Mais il y a eu la pandémie, avec le confinement forcé, l’isolement extrême des personnes âgées vivant en résidence privée et les éclosions de COVID-19 dans certains de ces milieux de vie pour aînés. Un véritable traumatisme qui a fait réfléchir bien des familles. Certaines ont décidé de sortir leurs parents vieillissants de ces résidences et de les accueillir chez elles. D’autres ont remis en question leur projet d’y déménager. Comme la mère d’Éric Lemieux.
« Après avoir vu ce qui est arrivé au printemps, j’ai discuté avec ma mère, je me suis rendu compte que non, l’option d’aller vivre dans un logement ou dans des résidences pour personnes âgées, cette option n’était plus sur la table. Donc la seule option qui restait, c’était soit qu’elle était toute seule, soit une intergénérationnelle. »
Ginette Lemieux est heureuse qu’Éric et Whisky aient opté pour la solution bigénération. On était déjà proches, mon fils et moi. Mais la pandémie nous a rapprochés encore plus. Mon mari est placé dans un CHSLD parce qu'il est atteint d'Alzheimer. J'étais seule. J'ai eu la chance que mon fils se rende compte que j’avais besoin de présence. Comme c'est le cas, malheureusement, pour plusieurs personnes âgées. On dirait que le gouvernement ne comprend pas vraiment ce que c’est, la solitude des personnes âgées.
« Moi, je pense que je vais vivre plus vieille avec cette nouveauté-là dans ma vie! C’est comme si j’avais une renaissance! On discute ensemble, on fait des activités ensemble. On se respecte. C'est un cadeau du ciel! »
Un plaidoyer pour la cohabitation intergénérationnelle
Fatima Ladjadj, présidente directrice de l’organisme Intergénérations Québec, pense comme Ginette Lemieux que le gouvernement répond mal aux besoins des aînés, surtout en ce temps de crise. Elle a d'ailleurs signé en mai dernier une lettre ouverte demandant aux décideurs d'encourager davantage la cohabitation intergénérationnelle.
« On s’est aperçu que la crise sanitaire a eu des conséquences catastrophiques sur le plan de l’isolement des aînés. Le gouvernement devrait voir la solution de la cohabitation intergénérationnelle comme une issue salutaire aux conséquences de la crise sanitaire actuelle. »
Et pour ce faire, il faut des changements à différents niveaux de gouvernance, ajoute-t-elle, notamment par les municipalités, qui sont responsables de la réglementation en la matière. Il va falloir vraiment qu’au niveau du municipal, ils se mettent à jour et ils revoient complètement leur réglementation pour favoriser ce type de cohabitation. Nous pensons qu’il y a des freins notamment liés aux taxes.
Mais il faudrait tout d'abord un signal clair de la part des niveaux de gouvernement supérieurs en faveur des projets multigénérationnels, selon elle. Elle reconnaît que le récent investissement de 100 millions de dollars pour les soins à domicile est un pas dans la bonne direction. Mais elle estime qu'il faut en faire plus. C'est aussi ce que pense le co-porte-parole de Québec solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois, qui souligne que les soins à domicile ne permettent pas de s'attaquer au fléau de l'isolement des personnes âgées. Ce dernier estime qu’il faut revoir en profondeur le modèle actuel en matière de soins et d’hébergement des aînés.
« On a fait le choix de la conciliation travail-famille au Québec. Dans les 20 dernières années, on a mis plein d’institutions en place pour rendre ce choix-là réel dans la vie du monde. J’ai l’impression qu’on a oublié dans ce travail-là une partie de la famille : nos parents, nos aînés. »
Dans une déclaration écrite, la ministre responsable des Aînés, Marguerite Blais, rappelle que son gouvernement favorise le vieillissement actif, avec son projet de loi sur les proches aidants et l’injection de fonds pour le maintien à domicile. Elle ajoute que la construction de maisons intergénérationnelles devient une avenue intéressante à développer dans ce contexte de pandémie et considère comme une priorité de faciliter ce type de projets, notamment à travers le programme Municipalités amies des aînés, qui facilite des assouplissements réglementaires favorisant les constructions intergénérationnelles.
Mais Gabriel Nadeau-Dubois pense que le gouvernement pourrait faire plus encore : On a déjà des programmes pour encourager les premiers propriétaires, je ne vois pas pourquoi on ne mettrait pas des programmes similaires pour encourager les gens à opter pour des formules intergénérationnelles. Je pense qu’il faut y réfléchir. Parce qu'on le sait, le modèle actuel, de placer les gens massivement dans des CHSLD ou des résidences privées, est intenable.
Il rappelle que son parti a proposé cet été, pour faire écho à la lettre ouverte d'Intergénérations Québec, que le gouvernement mise sur un modèle de projets de logements sociaux de type coopératives intergénérationnelles, qui placerait les aînés dans une posture où ils demeureraient actifs et participants à la société tout en demeurant au pouvoir et en contrôle de leur milieu de vie.