Il y a 15 ans, Angela Merkel brisait un plafond de verre
La doyenne des dirigeants européens a marqué l’histoire par sa longévité politique. Retour sur le parcours politique de celle que les Allemands surnomment « maman ».

Angela Merkel a été investie chancelière fédérale le 22 novembre 2005 et reconduite dans ses fonctions en 2009, 2013 et 2018.
Photo : Reuters / Yves Herman
Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Pragmatique, prudente, rigoureuse, disciplinée : les qualificatifs généralement employés pour dépeindre Angela Merkel laissent peu de place aux envolées lyriques et aux émotions. Mais ils décrivent bien celle qui a su incarner pour ses compatriotes et pour les Européens la stabilité en temps de crise.
À ses débuts en politique, aux côtés de son mentor, l’ex-chancelier Helmut Kohl, Angela Merkel pouvait avoir l’air d’une jeune femme timide, pas très sûre d’elle et plutôt gauche, soutient Norbert Eschborn, directeur du bureau canadien de la Fondation Konrad-Adenauer (proche de la CDU, l’Union chrétienne-démocrate d'Allemagne, le parti d’Angela Merkel).

De 1991 à 1994, Angela Merkel a été ministre fédérale des Femmes et de la Jeunesse dans le gouvernement de Helmut Kohl.
Photo : Getty Images / MICHAEL JUNG
Mais au fil du temps, elle s’est affirmée et imposée, déjouant les pronostics et battant des adversaires redoutables. Une de ses forces est de garder son calme, notamment quand ses concurrents sont des hommes. Elle sait attendre le bon moment, lorsqu’ils deviennent trop sûrs d'eux, pour les tuer politiquement
, note M. Eschborn.
C’est ce qui est arrivé à Gerhard Schroeder lors des élections de 2005. Le chancelier sortant, trop confiant, a vu Angela Merkel lui ravir son poste quand son parti, la CDU, a remporté quatre sièges de plus que celui de M. Schroeder et qu’elle a réussi à former un gouvernement de coalition.

Angela Merkel, alors cheffe de la CDU, et le chancelier sortant, Gerhard Schroeder, lors d'une rencontre à Berlin avant l'enregistrement du débat préélectoral, le 12 septembre 2005.
Photo : Getty Images / ERIC FEFERBERG
Comment cette chercheuse en chimie quantique est-elle devenue la femme la plus puissante du monde
(selon le palmarès du magazine Forbes)?
Elle possède une grande intelligence naturelle. De plus, elle est disciplinée, persévérante, assidue : toutes des vertus qui ont permis sa réussite professionnelle
, note M. Eschborn.
Angela Merkel connaît ses dossiers sur le bout des ongles, ajoute Valérie Dubslaff, maîtresse de conférences en études germaniques à l’Université Rennes 2, en France. Elle a une très grande profondeur d'analyse, une très grande précision et en même temps, on le voit actuellement avec la pandémie, c'est une très bonne communicatrice.
Première femme chancelière, elle a aussi été la première Allemande de l’Est à occuper ce poste. Elle a toujours dit que lorsque le mur était tombé, une vie nouvelle s'était ouverte devant elle
, remarque Norbert Eschborn.

Angela Merkel, alors présidente de la CDU, lors d'une rencontre de son parti le 9 juillet 2005 à Emden, en Allemagne.
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Elle ne se serait jamais attendue à jouer un rôle comme celui-là. Mais quand l'occasion s’est présentée, elle l'a saisie. Elle n'a pas hésité. Elle avait une volonté absolue de pouvoir.
Pour autant, ce n’est pas une femme avec une grande vision politique, nuance Valérie Dubslaff. Angela Merkel est quelqu'un qui est extrêmement déterminé, qui peut être intransigeant sur certains points, et en même temps qui n'est absolument pas dogmatique
, souligne-t-elle.
On a parfois l'impression, et ça lui a été reproché, qu’elle navigue à vue
. Mais en réalité, croit Mme Dubslaff, Angela Merkel s'adapte à l'actualité, et réagit en fonction des problèmes qui se posent.
En même temps, elle incarne la constance et la prévisibilité. On sait qu'avec elle, il n'y aura pas de surprise
, avance la chercheuse.
Elle reste fidèle à ses principes et ne se laisse pas désarçonner facilement.
Et les Allemands lui en savent gré : ils l’ont reportée au pouvoir à trois reprises et lui témoignent encore un soutien considérable.

En marge du sommet du G7 dans Charlevoix, en juin 2018, Angela Merkel discute avec le président américain, Donald Trump, en compagnie, entre autres, du premier ministre japonais Shinzo Abe et du conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, John Bolton.
Photo : tirée du compte Twitter @RegSprecher
Angela Merkel est vraiment l'anti-Trump, remarque Mme Dubslaff. Lui, il réagit à tout. Elle laisse le temps au temps, quitte à être un peu attentiste.
Paul Maurice, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), est plus critique.
Il n’y a pas de grande originalité, pas de grandes initiatives, sauf quand elle n'a pas le choix.
Son bilan
Parmi ses grands succès, on compte sa gouvernance inébranlable lors de la crise de la zone euro, où elle n’a pourtant pas eu un très beau rôle, rappelle M. Maurice.

Lors de sa visite à Athènes, le 9 octobre 2012, Angela Merkel a été accueillie par des manifestants insatisfaits de la politique allemande envers leur pays.
Photo : Getty Images / Milos Bicanski
L'Allemagne était un peu le gendarme de l'Europe; elle était perçue comme extrêmement rigoriste, absolument pas solidaire [avec ses alliés plus faibles]
, explique-t-il.
Pour les Grecs, Merkel incarnait cette Allemagne qui ne pense qu'à elle, qui ne veut que l'équilibre de ses comptes, et n'est pas prête à la solidarité européenne.
Elle a pourtant manoeuvré habilement pour faire accepter les plans d’aide exigeant des mesures d’austérité draconiennes de la part des Grecs. Elle a réussi à défendre les intérêts de l'Allemagne, ses intérêts économiques, mais aussi ses intérêts politiques
, croit Valérie Dubslaff.
La crise migratoire de 2015-2016 a été une autre épreuve majeure, qu’elle a surmontée en ouvrant toutes grandes les portes du pays. Angela Merkel a fait un geste fort
en proposant d'accueillir plus de 1 million de migrants originaires de Syrie qui fuyaient la guerre civile, rappelle M. Maurice.
Elle a su être présente là où on ne l'attendait pas, coupant l'herbe sous le pied des sociaux-démocrates du SPD (Parti social-démocrate d'Allemagne) et des Verts, croit le chercheur. C'était une manière de capter, ou du moins de rassurer, un électorat qui n'était pas forcément le sien.

Le magazine américain « Time » a désigné Angela Merkel comme étant la « personnalité de l'année » en 2015.
Photo : Time Magazine / Colin Davidson
Si ce geste lui a valu les éloges de la presse internationale, à l’intérieur de l’Allemagne, les réactions ont été partagées. Elle a lancé l’expression "Wir schaffen das" (on peut le faire), mais la réalité est que tous les migrants n’ont pas pu être intégrés sur le marché de l’emploi et que beaucoup de personnes sont rentrées sur le territoire allemand sans vérification
, souligne M. Eschborn.
La vague d'agressions sexuelles et de vols survenue à Cologne la nuit du Nouvel An en 2016, que beaucoup d'Allemands ont associée à l'entrée non contrôlée de migrants sur le territoire, a notamment donné un élan au parti nationaliste de droite AfD (Alternative pour l’Allemagne) qui est maintenant devenu le plus grand parti d’opposition, précise-t-il.
Quand Helmut Kohl était chancelier, il disait toujours qu’à la droite des démocrates-chrétiens, il ne devait jamais y avoir de pouvoir politique décisif. Elle a ouvert cet espace, notamment à travers la crise migratoire.
Même si la CDU est fondamentalement un parti de centre droit, Angela Merkel a gouverné un peu plus à gauche, empiétant ainsi sur le terrain de son principal adversaire, le SPD. Elle incarne une branche plus modérée au sein de la CDU, note Paul Maurice, une vision plus humaine, et c’est en partie ce qui a fait sa popularité.

Manifestation organisée par l'AfD contre la politique d'accueil des migrants d'Angela Merkel, le 7 novembre 2015 à Berlin.
Photo : Getty Images / JOHN MACDOUGALL
Mais ce faisant, elle a laissé vacant un espace à droite, que l’AfD a occupé avec un tel succès qu’il est maintenant la troisième force au Bundestag, le Parlement allemand.
Née dans la contestation de la politique économique de la CDU lors de la crise grecque, l'AfD a su ensuite se recycler en rejetant la décision d'accueillir les migrants, rappelle M. Maurice.
On arrive dans cette situation paradoxale où, pour la première fois depuis 1949, on a un parti à la droite de la CDU au Bundestag.
Die Kanzlerin
Des plafonds de verre, Angela Merkel en a brisé plus d’un sans faire de bruit, souligne Valérie Dubslaff.
En plus d’avoir été la première cheffe de la CDU, pour elle, le titre de chancelier (Kanzlerin) a dû être décliné au féminin pour la première fois. Et, si tout s’était déroulé comme elle le souhaitait, une autre femme lui aurait succédé : sa dauphine, Annegret Kramp-Karrenbauer, actuelle cheffe de la CDU.

Angela Merkel en compagnie d'Annegret Kramp-Karrenbauer, après que cette dernière eut été élue secrétaire générale de la CDU, le 7 décembre 2018.
Photo : Reuters / Fabrizio Bensch
Mme Kramp-Karrenbauer, controversée et pas très appréciée par les Allemands, a cependant dû se retirer de la course à la succession.
La chancelière apprécie l’entourage de femmes, dont Ursula von der Leyen, son ancienne ministre, actuellement présidente de la Commission européenne, et la Française Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne.
Alors qu'on ne peut pas vraiment dire qu'elle soit féministe, et qu’elle ne se revendiquera jamais comme telle, elle représente quand même une forme de solidarité féminine en politique.
Elle ne met absolument pas en avant sa féminité, au contraire, elle a plutôt tendance à la gommer, souligne Mme Dubslaff, portant presque toujours un tailleur-pantalon, une sorte d’uniforme qu’elle s’est créé.

La chancelière allemande Angela Merkel lors de son allocution traditionnelle à l’occasion du Nouvel An.
Photo : Getty Images
Il y a une forme de neutralité de genre chez elle et en même temps, on a l'impression qu'elle incarne d’une certaine façon une maternité un peu rassurante, croit Mme Dubslaff. Les Allemands la surnomment "Mutti" (maman) parce qu’elle est en quelque sorte la mère de la nation.
Qui chaussera ses souliers?
Remplacer Angela Merkel ne sera pas évident, comme l’a bien démontré l’épisode de Thuringe. À la suite d’une crise provoquée par une possible alliance de la CDU avec l’extrême droite dans cet État, la chancelière, qui était en déplacement en Afrique du Sud, a dû revenir d'urgence rétablir l’ordre dans le parti, sa dauphine n’ayant pu le faire.
Cela a été une crise interne très forte qui a montré que Merkel était encore l'autorité, et qu’après elle personne n'en avait
, affirme Paul Maurice. Elle n'a pas de successeur qui soit à la hauteur.
Avec la pandémie, la chancelière s’est retrouvée encore plus sur le devant de la scène et sa bonne gestion de la crise lui a permis de voir sa cote de popularité augmenter. Quelque 74 % des Allemands lui font confiance, souligne Mme Dubslaff.
À qui laissera-t-elle le parti? Le processus suit son cours. Un nouveau chef de la CDU sera choisi au cours des prochains mois pour représenter le parti lors des élections législatives de septembre 2021.