La stabilité de l'Arménie menacée après son échec au Haut-Karabakh
Porté au pouvoir par la rue il y a un peu plus de deux ans, le premier ministre Nikol Pachinian est maintenant qualifié de « traître » par une partie de la population.

Des manifestants se disputent après avoir investi le Parlement arménien dans la nuit de dimanche à lundi.
Photo : La Presse canadienne / AP/Dmitri Lovetsky
« Démission », « traître »... L'annonce dans la nuit par le premier ministre arménien d'un accord de fin des hostilités dans le Haut-Karabakh (aussi appelé Nagorny-Karabakh) menace la stabilité d'un pays qui a déjà vécu il y a moins de trois ans une révolution.
Car c'est bien un échec militaire cinglant face à l'Azerbaïdjan, l'ennemi historique, que Nikol Pachinian a essuyé, entraînant dès la nuit de lundi à mardi des manifestations de colère, avec des centaines de personnes investissant pendant plusieurs heures le siège du gouvernement et du Parlement pour le qualifier de traître.
Ces incidents viennent couronner une défaite en forme de traumatisme national, qualifiée de capitulation
par le triomphant président azerbaïdjanais Ilham Aliev. Le risque est désormais de voir l'Arménie plonger dans une grave crise politique aux conséquences imprévisibles.
Signe de la tempête qui s'annonce, les leaders de deux partis d'opposition, Gaguik Tsaroukian et Edmon Maroukian, ont appelé le premier ministre à s'expliquer devant les parlementaires.
Lundi, avant même l'annonce de l'accord, 17 partis dont celui de Serge Sarkissian que M. Pachinian a chassé du pouvoir en 2018 avec l'aide de la rue, ont exigé sa démission.
Puis c'est un héros
de la première guerre du Haut-Karabakh, qui, dans les années 1990, consacra l'indépendance de facto de la région de l'Azerbaïdjan, Vital Balassanian, qui a appelé toutes les forces politiques de l'Arménie et de l'Artsakh (nom arménien du Karabakh, NDLR) à pousser le premier ministre à la démission
.
Les vétérans et politiques originaires de la région séparatiste jouent un rôle clé dans le jeu politique arménien. Deux ex-présidents, dont l'influent Robert Kotcharian (au pouvoir de 1998 à 2008), viennent de ce territoire.

L'Arménie et l'Azerbaïdjan échangent des tirs dans la région du Haut-Karabakh.
Photo : Radio-Canada / Google
Enfin, un observateur étranger relève sous couvert d'anonymat craindre de désormais voir des hommes au front revenir et demander des comptes
. Pachinian est en très mauvaise posture
, observe-t-il, il va devoir gérer une énorme pression, avec un fort potentiel de déstabilisation
.
Le président – fonction essentiellement protocolaire – Armen Sarkissian a lancé une salve mardi en disant entamer des consultations politiques pour trouver dès que possible une solution protégeant les intérêts nationaux
et former en urgence un gouvernement d'union nationale
.
Pachinian s'accroche
Mais M. Pachinian n'a pas été lâché par plusieurs acteurs clés et relève avoir signé l'arrêt des hostilités en accord avec l'armée et les autorités du Karabakh, tant les forces arméniennes étaient mal en point.
Il pense ainsi avoir permis la survie de la région séparatiste, même si elle est amoindrie.
Le chef d'état-major de l'armée Onik Gasparian a rencontré dans la nuit des responsables de l'opposition et a appelé au calme.
Le ministère de la Défense a demandé de s'abstenir de toute action qui pourrait miner les fondations de l'État
.
Nous n'avons pas besoin d'une guerre civile. Nous devons rester unis (...) J'appelle au calme et à travailler ensemble
, a plaidé aussi le président de l'enclave indépendantiste, Araïk Aroutiounian, révélant en creux la gravité du moment.
L'annonce par ses services, lundi après-midi, de la chute de la ville stratégique de Choucha aux mains des forces azéries a cependant joué le rôle de catalyseur, alors qu'Erevan affirmait encore que les combats étaient toujours en cours.
Une évidente divergence qui a plongé les Arméniens dans l'incertitude et conduit quelques heures plus tard à l'annonce de la fin des hostilités.
Le premier ministre Pachinian, arrivé au pouvoir par la rue en 2018, n'a eu de cesse depuis de justifier cette décision incroyablement douloureuse
.
Il est intervenu à trois reprises en direct sur Facebook pour tenter d'amadouer sa population, pour qui le Karabakh est un berceau historique et culturel inaliénable.
Nous avons combattu contre des terroristes, contre l'Azerbaïdjan et un membre de l'OTAN, la Turquie. Notre armée s'est battue avec honneur
, a-t-il plaidé, en référence aux accusations visant Ankara, selon lesquelles la Turquie aurait déployé des milices syriennes proturques au côté des troupes azerbaïdjanaises.
« Personne n'échappera à ses responsabilités (...) y compris moi, si l'on a quelque chose à me reprocher. [En attendant], je suis en Arménie, et je continue à servir comme premier ministre. »
Que contient l'accord?
La cessation totale des hostilités, qui avaient commencé le 27 septembre, est entrée en vigueur à 16 h (HNE) lundi.
L'Azerbaïdjan conserve l'ensemble des territoires reconquis au Haut-Karabakh proprement dit, à commencer par la ville historique et stratégique de Choucha, qui est située sur la route reliant l'Arménie à la capitale séparatiste Stepanakert.
Bakou a aussi repris plusieurs des sept districts composant le glacis sécuritaire des séparatistes arméniens depuis les années 1990, notamment ceux de Jebraïl et Fouzili.
Enfin, l'Arménie doit céder les autres districts de ce glacis, qui était contrôlé depuis les années 1990 par ses forces : Kalbajar avant le 15 novembre 2020, Aghdam avant le 20 novembre 2020 et Latchin avant le 1er décembre 2020.
La république autoproclamée du Nagorny-Karabakh, territoire peuplé quasi exclusivement d'Arméniens depuis une guerre dans les années 1990, est affaiblie, amoindrie, mais elle survit.
Son seul lien avec l'Arménie sera désormais le corridor de Latchin, large de 5 km pour la relier, ainsi que sa capitale Stepanakert, à son parrain politique, militaire et économique. Elle sera entourée à l'est comme à l'ouest, au nord comme au sud de territoires sous contrôle azerbaïdjanais.
Mais l'Azerbaïdjan n'aura pas atteint son objectif : la reprise de l'ensemble du territoire perdu après la chute de l'URSS.
Moscou et Ankara contrôlent la mise en oeuvre du cessez-le-feu
La Russie a commencé mardi à déployer quelque 2000 soldats de maintien de la paix.
La Turquie, grand soutien de Bakou, contrôlera avec la Russie l'application du cessez-le-feu au Nagorny-Karabakh depuis un centre conjoint d'observation, a affirmé mardi la présidence turque à l'issue d'un entretien téléphonique entre Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine.
Ce centre d'observation russo-turc sera basé sur le territoire de l'Azerbaïdjan
et n'a rien à voir
avec les forces de maintien de la paix qui seront déployées au Nagorny-Karabakh, a assuré pour sa part la porte-parole de la diplomatie russe, Maria Zakharova, lors d'une intervention télévisée.
Pour assurer le respect de la cessation des hostilités, un contingent de forces russes de 1960 militaires, 90 transports de troupes blindés et 380 véhicules et équipements spécialisés doit donc prendre position tout au long de la ligne de contact
, c'est-à-dire l'ensemble du front arméno-azerbaïdjanais.
Elles seront aussi chargées d'assurer la sécurité du corridor de Latchin, cordon ombilical essentiel pour approvisionner le Karabakh depuis l'Arménie.
Les forces russes seront déployées en parallèle du retrait arménien. La durée de leur mission est de cinq ans renouvelables.
Le Haut-Commissariat aux réfugiés de l'ONU doit organiser le retour des réfugiés et des populations déplacées par le conflit. Un échange de prisonniers et de corps doit aussi avoir lieu.
Erevan doit aussi permettre désormais un transit sans encombre entre la métropole azerbaïdjanaise et son enclave du Nakhitchevan, au sud-ouest de l'Arménie.
Rien n'est dit dans ce document d'éventuelles négociations pour résoudre définitivement la question du Haut-Karabakh. La région reste de facto une république autoproclamée sans reconnaissance internationale.
Le médiateur historique du conflit, le Groupe de Minsk de l'OSCE présidé par les États-Unis, la Russie et la France, n'est pas mentionné dans l'accord.
Bakou célèbre la capitulation
de l'Arménie
Le président azerbaïdjanais Ilham Aliev a estimé que l'accord de fin des hostilités au Haut-Karabakh était une capitulation
de l'Arménie après six semaines de combats.
« Nous avons forcé [le premier ministre arménien Pachinian] à signer le document, cela revient à une capitulation. J'avais dit qu'on chasserait [les Arméniens] de nos terres comme des chiens, et nous l'avons fait. »
Le chef de la diplomatie de la Turquie, Mevlüt Cavusoglu, a salué la grande victoire
de l'Azerbaïdjan face à l'Arménie.
C'est un grand succès pour l'Azerbaïdjan, une grande victoire. Des terres qui étaient occupées depuis 30 ans ont été reconquises
, a-t-il déclaré.
Que cela serve de leçon
à l'Arménie, a-t-il ajouté lors d'une conférence de presse avec son homologue kirghize à Ankara.
Les mauvais jours sont derrières, aujourd'hui est un jour de victoire!
, s'est réjoui le ministère turc de la Défense sur Twitter.
L'Iran a également salué l'accord, en réitérant son exigence de voir partir tous les combattants étrangers
de cette région proche de sa frontière.
L'Iran accueille favorablement l'accord entre la République d'Azerbaïdjan, la République d'Arménie et la Fédération de Russie ayant conduit au cessez-le-feu
, indique un communiqué des Affaires étrangères iraniennes.
Téhéran espère que cette trêve débouchera sur des mesures définitives permettant l'établissement d'une paix durable au Caucase de façon à faire advenir le calme et la prospérité pour les populations de tous les pays de la région et à apaiser les inquiétudes actuelles
, ajoute le texte.