Quand votre yogourt vous dit d'aller voter
De grandes marques comme Levi Strauss, Nike ou Patagonia incitent les Américains à aller voter le 3 novembre.

L'entreprise Forager Project estime qu'il est de son devoir de convaincre le plus d'Américains possible d'aller voter le 3 novembre.
Photo : Radio-Canada / Jean-François Bélanger
Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Une étrange surprise m’attend au déjeuner. Une invitation, presque une injonction, en lettres énormes sur mon pot de yogourt : « Votez le 3 novembre ».
Difficile d’y échapper.
Même sans ouvrir un journal ni allumer la télé, il est à peu près impossible aujourd’hui, aux États-Unis, d’ignorer les élections du 3 novembre. Les rappels sont omniprésents. Ils prennent la forme, par exemple, de bannières sur mon téléphone intelligent, pour m’inciter à m’inscrire sur les listes électorales et m’expliquer comment voter par anticipation.
Impossible aussi, semble-t-il, de faire des emplettes en ligne sans être bombardé de messages invitant à s’acquitter de son devoir de citoyen. Je m’en rends vite compte en essayant de m’acheter un chandail de cachemire.
De Levi Strauss à Nike en passant par Tommy Hilfiger et Patagonia, les grandes marques de vêtements ont, de toute évidence, entrepris de tout faire pour que les Américains votent en masse.
Inciter les gens
Décidé à en savoir plus sur mon pot de yogourt, je visite donc le site web de la marque qui le fabrique, Forager Project. Je suis accueilli par un message impératif qui remplit l’écran en grosses lettres de couleur sur fond noir : Cultivez la démocratie, votez le 3 novembre!
Je note une insistance claire à essayer de nous convaincre que les probiotiques, en plus d’améliorer le transit intestinal, favorisent aussi la démocratie.
Tout a commencé pendant l’été, lors d’une réunion Zoom où des employés de Forager Project se sont inquiétés du faible taux de participation des jeunes aux élections
, me raconte Maude Manoukian, responsable des médias sociaux pour l’entreprise. Comme les millénariaux sont les principaux acheteurs de cette marque californienne de produits bios, l’idée d’apostropher les clients pour les inciter à voter est venue naturellement à celle-ci.
Notre objectif est d’encourager les gens à participer au processus électoral. Nous croyons qu’une saine démocratie exige l’implication de tout le monde.
Le site renvoie les internautes vers un organisme appelé Rock the Vote. Il s'agit d'un pionnier de l’éducation citoyenne au devoir civique. Nous avons commencé, dans les années 90, à sensibiliser les jeunes à l’importance de voter. À l’époque, c’était essentiellement au travers de partenariats avec MTV, avec des artistes et des compagnies de disques
, m’explique Mindy Maschmeyer, vice-présidente, responsable du marketing à Rock the Vote. Elle me raconte que tout a pris une autre dimension il y a un peu plus d’un an, lorsque l’organisme a créé le programme Brands for Democracy.

De nombreuses entreprises font partie du mouvement pour encourager les Américains à aller voter.
Photo : Radio-Canada / Photomontage/Jean-François Bélanger
Engagement antiraciste et citoyen
Des entreprises nous approchaient pour nous demander comment faire pour renforcer notre démocratie. Des marques avec une clientèle jeune, comme Foot Locker, Nike, Hulu ou Gap
, m’explique-t-elle, ajoutant avoir été rapidement dépassée par l’engouement. Elle précise que la mobilisation pour la justice raciale née au printemps, après la mort de l’Afro-Américain George Floyd sous le genou d’un policier blanc à Minneapolis, a constitué un point tournant. Le drame, me dit-elle, a poussé de nombreuses entreprises à s’interroger sur leur devoir civique.
Certaines marques, comme Eddie Bauer et Patagonia, ont fait une profession de foi antiraciste. La marque Everlane, elle, a lancé la collection 100 % Human pour rapprocher les gens en cette période de grande division et pour faire la promotion des droits de la personne. Les droits humains ont toujours été au cœur de notre mission
, me dit Franchesca Hashim, directrice du marketing d’Everlane. Depuis le début, la marque de prêt-à-porter met de l’avant son côté éthique et transparent. C’est donc tout naturellement, m’explique la dirigeante, qu’il a été décidé de tout faire pour augmenter le taux de participation à l’élection.
Toute notre équipe croit passionnément à l’importance du droit de vote. Et nous sommes convaincus que la démocratie fonctionne mieux quand tout le monde participe.
C’est une élection à nulle autre pareille, et les enjeux sont déterminants
, me dit-elle. L'entreprise a donc lancé l’initiative Beyond the Vote
pour inciter sa clientèle à s’investir dans le processus démocratique et à s’impliquer au-delà du simple fait de déposer son bulletin dans l’urne.
Old Navy va plus loin et paie ses employés pour qu’ils aillent travailler dans les bureaux de vote le jour de l’élection. Chaque voix compte et mérite d’être entendue
, affirme la présidente de cette collection de prêt-à-porter. Old Navy s’est alliée avec Microsoft, Starbucks, Ben & Jerry's et plus de 500 autres entreprises réunies sous l'enseigne Civic Alliance
pour s’engager à recruter un quart de million de scrutateurs afin de s’assurer que tous les bureaux de vote pourront ouvrir comme prévu le 3 novembre.
Donner congé pour aller voter
Une autre initiative, Time to Vote
– lancée par Patagonia, Paypal et Levi Strauss – a pour but d’encourager les patrons d’entreprise à libérer leurs employés pendant leur journée de travail pour leur permettre d’aller voter. Parce qu’aux États-Unis, contrairement au Canada, ce n’est pas une obligation de l’employeur.
À ce jour, plus de 1700 entreprises se sont jointes au mouvement. De Walmart à Coca-Cola en passant par Kraft et Unilever, toutes se sont engagées à donner un congé payé, allant de deux heures à la journée entière, à leurs employés le jour du vote. Patagonia et J. Crew fermeront de leur côté tous leurs magasins et centres de distribution le 3 novembre. Uber et Lyft, enfin, ont décidé d’offrir un rabais aux clients qui utilisent leurs services pour se rendre au bureau de vote.
Être ou ne pas être partisan
Toutes ces entreprises se gardent bien, cependant, de prendre position sur l’échiquier politique. L’organisme Rock the Vote insiste d’ailleurs sur le côté non partisan de sa mission. Car, pour une marque, soutenir un camp, qu'il soit démocrate ou républicain, implique le risque de s’aliéner une partie de sa clientèle. Le message doit être rassembleur.
Mais Patagonia n’en a cure. Ce fabricant de vêtements de plein air a fait les manchettes récemment en ajoutant un message sans équivoque sur l’étiquette de ses pantalons courts : Vote the assholes out
, qui peut se traduire par Votez pour foutre dehors les trous de c...
.

La campagne de Patagonia a connu un vif succès.
Photo : Patagonia
L’intention provocatrice est assumée. Ça a fonctionné
, me dit en riant John Huggins, de l’équipe marketing de Patagonia. L’initiative est rapidement devenue virale sur les réseaux sociaux, et tous les pantalons courts produits avec cette étiquette se sont vendus en un temps record. Les trous de c…
en question, m’explique-t-il, ce sont tous les politiciens qui ne croient pas aux changements climatiques et qui ne font pas le nécessaire pour en limiter les conséquences.
C’est au fondateur de l'entreprise californienne, Yvon Chouinard, un Américain d’origine québécoise, que l'on doit l’expression. Patagonia, m’explique Huggins, a été fondée par des passionnés d’escalade, et la préservation de la planète a toujours été au cœur des préoccupations de l'entreprise.
Nous avons vite compris que lorsqu’on se soucie de l’environnement, il est essentiel de voter. Et nous avons très tôt entrepris d’utiliser tous les outils marketing à notre disposition pour inciter nos clients à remplir leur devoir citoyen.
Le site Internet et les vitrines de la marque arborent maintenant une version édulcorée mais plus explicative du message Vote Climate Deniers Out
, que l’on peut traduire par Votez contre les négationnistes du climat
. Nous sommes en affaires pour sauver notre planète
, me dit John Huggins. Nous préférerions ne pas avoir à nous mêler de politique, ce serait plus simple, mais pour sauver notre planète, nous devons élire des gens qui vont mettre en place les politiques nécessaires pour gérer la crise climatique.
Bon pour l’image de marque
Cette prise de position a valu à la marque quelques réactions négatives de la clientèle; certains clients se sont effet dit choqués et ont demandé à Patagonia de cesser de faire de la politique. Or, dans l’ensemble, me dit John Huggins, les retombées sont très positives. Il faut dire que la marque a toujours affiché ses positions vertes et que sa clientèle est plutôt progressiste.
Sans remettre en question la sincérité de l’engagement de ces marques à défendre et à promouvoir la démocratie, il semble cependant évident que le geste n’est pas totalement désintéressé. Mindy Maschmeyer, de Brands for Democracy
, l’avoue : il est payant, en 2020, pour des marques s’adressant à des clientèles jeunes de se présenter comme de bons citoyens corporatifs. Cela contribue de façon très positive à leur image de marque.
Comme le dit l’adage, nul ne peut être contre la vertu… ni contre la démocratie… ni contre les yogourts bios.