Les risques du sociofinancement
Les consommateurs qui participent à une campagne de sociofinancement doivent savoir qu’ils peuvent ne jamais recevoir leurs biens ou les attendre très longtemps. Une contributrice de Québec l'a appris à ses dépens, révèle La facture.

Campagne de sociofinancement de la compagnie Transformer Table sur la plateforme Kickstarter.
Photo : Radio-Canada / Martin Brunette
Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Laurence Morin Rivet a le sens de l’hospitalité. C’est la raison pour laquelle elle craque pour une table et un banc de Transformer Table.
Je suis tombée sur cette compagnie de Montréal, qui faisait, selon moi, un produit hyper brillant… qui est à la fois très petit dans sa plus simple expression mais qui s'extensionne jusqu'à 12 personnes.
Elle lit de bons commentaires sur le web et voit les dirigeants de l’entreprise faire sensation à l’émission Dans l’œil du dragon, à Radio-Canada, et à Dragon’s Den, à CBC.

Laurence Morin Rivet, consommatrice insatisfaite d'être devenue une contributrice de Transformer Table sur la plateforme Kickstarter.
Photo : Radio-Canada / Martin Brunette
Risques méconnus
Rassurée, Laurence plonge. Elle achète d’abord ses meubles sur le site de l’entreprise, mais se ravise. Pour obtenir le fini blanc désiré, un employé l’encourage à participer à la campagne de sociofinancement sur la plateforme Kickstarter.
Pour le même prix, 2200 $, elle aura la table, le banc et, en prime, une table de salon. Livraison promise : un peu plus de deux mois plus tard, en janvier 2020.
Mais l’employé tait une information importante : Kickstarter, c’est risqué. Selon Laurence, il aurait fallu qu’elle sache que quand on fait une transaction sur ce type de site là, c'est clairement à vos risques et périls
.
Cette 4e campagne de Transformer Table, lancée à l’automne 2019, connaîtra le plus grand succès de l’histoire de la plateforme au Canada : plus de 4 millions de dollars amassés.
Le sociofinancement, c'est un peu comme lors d'un événement, vous passez le chapeau ou alors vous faites du porte-à-porte pour essayer de recueillir des fonds pour développer un projet
, affirme la professeure de droit de l’Université Laval, Michelle Cumyn.

Michelle Cumyn est professeure de droit à l'Université Laval. Elle explique ce qu'est le sociofinancement.
Photo : Radio-Canada / Martin Brunette
Elle explique que Kickstarter est basée sur la prévente. Les contributeurs donnent donc une contribution, mais en échange, le porteur de projet s'engage à leur fournir un produit qu'ils vont recevoir lorsque le produit aura été développé.
Ainsi, Transformer Table a choisi Kickstarter, lancée en 2009, qui est un poids lourd du sociofinancement : 18,5 millions de contributeurs, plus de 5 milliards de dollars recueillis, 188 000 projets financés.
Remboursement refusé
Laurence, elle, voit les délais de livraison sans cesse repoussés. Des infolettres envoyées par l’entreprise la laissent perplexe. Il y a toutes sortes de raisons qui sont invoquées : la COVID, le transport. Au début, c'était beaucoup des éléments de conception, des retards de conception, des complications dans la chaîne de production.
Elle fait de nombreux appels et envoie au total une trentaine de courriels. Deux pages Facebook nourries par des contributeurs excédés prouvent que Laurence n’est pas la seule à s’impatienter. Pour elle, le lien de confiance est rompu. Un remboursement s’impose. Malgré l’envoi de mises en demeure, on le lui refuse.
Dans une diffusion en direct sur YouTube en juillet dernier, le président de Transformer Table, Soslan Tsoutsiev, explique aux contributeurs qu’il est incapable de rembourser les commandes Kickstarter. Nous avons sous-estimé les coûts de production de nos produits
, affirme-t-il.

Soslan Tsoutsiev, président de Transformer Table, fait le point sur les retards de livraison de leur campagne Kickstarter au cours d'un direct sur YouTube.
Photo : youtube/Leah Flores
Kickstarter est une plateforme à risque : vous appuyez des créateurs, vous pouvez perdre votre argent. Vous nous appuyez, vous pouvez perdre votre argent. C’est comme ça, Kickstarter
, affirme Soslan Tsoutsiev, président, Transformer Table.
Mais du même souffle, il rassure les contributeurs que ce n’est pas une arnaque et que les tables seront livrées partout dans le monde d’ici la fin septembre. Ça, c’est certain!
, jure-t-il.
Aux yeux de Laurence, il est clair que les dirigeants étaient dès le départ très conscients du fait qu'ils n'avaient pas de responsabilité par rapport à l'argent des contributeurs
. Il y a, à son avis, deux sortes de consommateurs : ceux qui achètent sur le site Internet de l’entreprise et qui semblent recevoir leurs produits rapidement et il y a les autres, les contributeurs de la 4e campagne Kickstarter, qui attendent leurs meubles depuis très longtemps.

Table, banc, chaises et table de salon de la compagnie Transformer Table.
Photo : kickstarter.com/projects/transformertable
Le président de Transformer Table affirme que les contributeurs n’ont pas de recours juridiques. La professeure Michelle Cumyn avance le contraire. À son avis, leur situation est semblable à celle d'un consommateur qui achète un bien en ligne.
Je pense que les consommateurs eux-mêmes ne font pas clairement la distinction entre l'achat sur une plateforme comme Kickstarter et l'achat sur une plateforme comme Amazon, et donc je pense qu'ils devraient être protégés par les dispositions de la Loi sur la protection du consommateur
, soutient-elle.
Mais elle reconnaît qu’on ne pourra pas en avoir la certitude tant qu'un tribunal n'aura pas tranché cette question.
La facture n’a pas obtenu d’entrevue ni de Soslan Tsoutsiev ni du co-fondateur Alexandre Doré. Mais au téléphone et par courriel, ce dernier nous a expliqué que leur chiffre d'affaires en 2019 était de 10,3 millions de dollars.

Alexandre Doré, co-fondateur de la compagnie Transformer Table.
Photo : Dans l'oeil du dragon - Attraction Images
Vous pouvez donc comprendre que 4 millions sur Kickstarter représentaient presque la moitié de notre année en 45 jours… Je crois qu'il serait utile à la population de comprendre qu'une entreprise qui double son chiffre d'affaires en temps de pandémie n'est pas chose facile...
Responsabilité de Kickstarter
Nick Yulman, un dirigeant de Kickstarter, affirme être en contact avec les patrons de Transformer Table pour nous assurer qu’ils respectent leurs engagements
.
Même si la plateforme perçoit 5 % de chaque campagne, qui s’ajoutent aux 4 % de frais bancaires déboursés par le créateur, il ne se sent pas responsable.

Nick Yulman est le responsable, design et technologie pour la plateforme Kickstarter.
Photo : makerfaire.com
Kickstarter n’est pas un magasin. C’est une plateforme qui permet à des créateurs de concrétiser leurs idées. Il y a un risque associé à ça... Donc, nous leur demandons d’être clairs et transparents.
Il y a sur chaque page Kickstarter une section sur les risques et les défis éventuels
, précise-t-il.
Pour sa part, Laurence perd patience et fait l’aller-retour Québec-Dorval pour récupérer ses meubles chez Transformer Table. Après bien des discussions, elle repart finalement avec sa table et son banc, mais sans sa table de salon.

Laurence Morin Rivet réussit à obtenir ses produits de Transformer Table après plusieurs mois d'attente.
Photo : Radio-Canada / Martin Brunette
Récemment, l’entreprise était prête à lui livrer cette petite table, mais Laurence n’en voulait plus. Elle nous assure avoir obtenu une rétrofacturation de sa compagnie de carte de crédit pour ce meuble.
Finalement, Transformer Table promet d'effectuer toutes ses livraisons aux contributeurs du Canada d’ici la fin du mois.
À ce jour, 93 % de ces livraisons ont été effectuées, selon la compagnie. Pour celles qui restent, elle s’engage à les avoir effectuées d’ici la mi-décembre.
Même si Kickstarter soutient que, dans la vaste majorité des cas, les contributeurs reçoivent leurs produits, Laurence a un conseil : Quand on contribue à quelque chose, faut avoir bien en tête la possibilité qu’on ne reçoive rien, simplement... Et là, on s'entend qu'on ne fait pas ça sur des gros montants.
Le reportage de la journaliste Esther Normand et du réalisateur Pierre Legault sera diffusé à La facture le mardi 20 octobre à 19 h 30 sur ICI TÉLÉ et en rediffusions : mercredi 12 h 30 et samedi 12 h 30. À ICI RDI, la diffusion sera le samedi à 21 h 30 et le dimanche à 17 h 30.