COVID-19 : « Nous ne pouvons pas seulement réagir aux nombres de nouveaux cas »
Les gouvernements doivent arrêter de dire au public, selon un biostatisticien, que les données sont trop compliquées ou difficiles à produire.
La Dre Theresa Tam, l'administratrice en chef de la santé publique du Canada, montre un graphique qui explique la croissance exponentielle possible si le nombre de contacts ne diminue pas.
Photo : La Presse canadienne / Adrian Wyld
Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
« On n’attend pas les données pour réagir », a lancé cette semaine le ministre québécois de la Santé, Christian Dubé. Et pourtant, plusieurs se demandent quels indicateurs utilisent les autorités pour suivre l’évolution de la pandémie et pour prendre des décisions.
Si les autorités assurent régulièrement à la population qu’elles ont recours à des données probantes, il est souvent difficile de savoir lesquelles sont utilisées pour évaluer la progression de la pandémie.
Ryan Imgrund, biostatisticien au Southlake Regional Health Centre à Newmarket, en Ontario, ne croit pas que les autorités réagissent assez rapidement aux données. Je me demande très sérieusement quels indicateurs les provinces utilisent. C’est très inquiétant de voir que les gouvernements ne semblent pas savoir quels indicateurs utiliser et ils semblent ne pas vouloir répondre à la question quand on le leur demande. Même lorsqu’ils disent qu’ils surveillent un tel ou un tel indicateur, on voit bien qu’ils n’y réagissent pas toujours à temps...
Benoît Mâsse, professeur de médecine sociale et préventive à l'École de Santé publique de l'Université de Montréal, croit que les gouvernements ont toutes les données nécessaires pour guider leurs décisions. Je vous garantis qu’ils les ont
, dit-il, en ajoutant que le public n'y a pas toujours accès, ce qui peut semer une certaine confusion.
« Quand ils prennent une décision, des fois on ne comprend pas. Il nous manque une partie importante des données qu’on ne voit pas. »
Selon M. Imgrund, les gouvernements doivent arrêter de dire au public que les données sont trop compliquées ou difficiles à produire.
« On nous dit que ça bouge trop vite. [...] Il faut montrer clairement aux gens des chiffres, des indicateurs qui montrent que nous avons atteint ce niveau, et ça explique pourquoi on change de palier ou de niveau du jour au lendemain. »
Le public est devenu immunisé
au décompte quotidien des cas et des décès, craint M. Imgrund, qui ajoute que les provinces doivent présenter des données plus précises, ainsi que des seuils clairs qui expliquent pourquoi on resserre ou on relâche certaines mesures.
On pourrait dire aux gens, par exemple, si on veut rattraper toutes les chirurgies de la première vague, il nous reste tant de lits pour la COVID-19 et on est déjà rendus à tant de lits. Je pense que les gens comprendraient
, ajoute Benoît Mâsse.
Cet expert comprend toutefois en partie pourquoi les gouvernements ne dévoilent pas toutes les données en temps réel. On doit faire des corrections tous les jours. C’est une cible mouvante
, explique-t-il en ajoutant que le manque de personnel dans le système de santé retarde la transmission de données. Entre traiter des patients et entrer des données, c’est un choix assez facile.
Si les autorités détiennent de nombreuses données, les experts rappellent aussi qu’il y a une dimension éthique, sociale, économique et politique à l'imposition de restrictions.
Les décisions sont toujours multidimensionnelles et les décisions en santé publique sont politiques; elles l’ont toujours été
, dit le Dr David Fisman, épidémiologiste et professeur à l'Université de Toronto.
D'ailleurs, le premier ministre québécois, François Legault, refuse de publier les avis quotidiens qu'il reçoit de la Direction de la santé publique. Parce qu’en pratique, ça ne marche pas comme ça
, a précisé le premier ministre.
Quelles données les gouvernements devraient-ils surveiller?
Selon Benoît Mâsse, il n’y a pas un indicateur parfait et il n'est pas possible de prendre une décision en ne prenant en compte qu'un seul indicateur. Chacune a ses forces et ses faiblesses. C’est comme si on veut regarder la situation économique au Québec juste en regardant un seul indicateur.
M. Imgrund aimerait tout de même que les provinces s'entendent sur des indicateurs à communiquer au public et des seuils communs à atteindre qui expliquent pourquoi certaines restrictions sont nécessaires. Outre les bilans des nouveaux cas, décès et hospitalisations, voici d’autres indicateurs qui aident à suivre l’évolution de la pandémie :
Taux de positivité
Taux de reproduction (Rt)
Origine des infections et éclosions
Données détaillées pour chaque région, notamment pour les hospitalisations
Données ethniques et sociodémographiques
Radio-Canada a d’ailleurs ajouté de nouveaux indicateurs dans son tableau de bord. Vous pouvez y consulter notamment le nombre de tests, les hospitalisations et le taux de positivité.
Taux de positivité
Le taux de positivité, c’est le pourcentage de tous les tests effectués (certaines provinces calculent plutôt le pourcentage des personnes qui ont été testées) qui sont réellement positifs. Ce taux aide à répondre à ces questions :
Quel est le niveau actuel de transmission dans la communauté?
Faisons-nous suffisamment de tests pour déterminer le nombre de personnes infectées?
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande que le taux de positivité soit inférieur à 5 % pendant au moins deux semaines avant de relâcher les restrictions. Un taux de positivité qui dépasse ce seuil suggère une épidémie non contrôlée.
Avec le taux de positivité, c'est une question d’équilibre. Idéalement, le taux devrait être entre 1 % et 3 %. Moins de 1 %, ça indique qu’on ne teste pas les bonnes personnes. Plus que 3 %, ça démontre qu’on ne réussit pas à retracer tous les cas et qu’il y en a probablement plus que ce qui est confirmé.
En revanche, lorsque le taux de positivité est trop bas, les gouvernements devraient ouvrir le dépistage à plus de gens et revoir la stratégie de dépistage, explique M. Imgrund.
En Ontario, cet été, le taux de positivité était entre 0,3 et 0,6, ce qui est extrêmement bas. Ceci m’indique que la province testait les mauvaises personnes. On a ouvert le dépistage à n’importe qui, même si ces personnes étaient asymptomatiques.
Cette province a d’ailleurs resserré ses critères pour avoir droit au dépistage.
Selon lui, les provinces maritimes, qui ont un taux de positivité de moins de 1 % devraient tester davantage en ce moment pour prévenir des éclosions.
Au Québec, cet indicateur est l'un des critères pour passer d'une zone orange à rouge. Le taux dépasse le 5 % depuis une semaine.
Taux de reproduction (Rt)
Le Rt représente le taux de reproduction en fonction du temps, soit le nombre moyen de nouvelles personnes infectées pour chaque personne infectée. Par exemple, un Rt de 2 veut dire qu’une personne infectée transmettra le SRAS-CoV-2 à deux personnes en moyenne.
Si le Rt < 1, cela signifie que l’épidémie est maîtrisée.
Si le Rt > 1, cela signifie que l’épidémie est en croissance et qu’il y a de la transmission communautaire. Plus le Rt est élevé, plus la maladie se propage rapidement
En raison du temps d’incubation du virus, le Rt estimé représente le niveau de transmission observé il y a près de 10 jours. C’est pourquoi il doit être utilisé de concert avec d’autres indicateurs.
« S’ils utilisaient le Rt, ils auraient vu il y a six ou sept semaines que le nombre de cas augmenterait et qu’il fallait à ce moment augmenter les restrictions. Et nous voilà avec le nombre de cas qui augmente et ils ne font que réagir à ça. »
Seul au Québec, le Rt est facilement accessible. La majorité des provinces communiquent rarement le Rt au public; les données sont plutôt publiées dans des rapports hebdomadaires ou mensuels.
Au Québec, le Rt fluctue entre 1,3 et 1,44 depuis le 20 août dernier.
Au Canada, le taux de reproduction était inférieur à 1 en mai, mais a augmenté depuis la mi-juin et il fluctue entre 1,2 et 1,4.
En Colombie-Britannique, le Rt était au-dessus de 1 de juillet jusqu’à la mi-septembre (avec l'apparition de quelques éclosions), mais est désormais de 1 ou moins.
En Ontario, le Rt est présentement de 1,04, mais a fluctué entre 1 et 1,5 depuis le début de septembre. Toutefois, la province a un arriéré de 68 000 tests, ce qui pourrait fausser le Rt.
Une augmentation du Rt est d'autant plus inquiétante si le nombre de cas actifs est lui-même déjà élevé, tient à préciser M. Imgrund.
Un taux de 1,3, comme c’est le cas au Québec, peut sembler bas, mais il faut se souvenir que cet été, en Floride, le taux a été de 1,3 pendant six semaines. Et ils sont passés de 500 cas par jour à 15 000 cas par jour en six semaines
, dit M. Imgrund. Il ajoute qu'en raison du Rt actuel en Ontario, le nombre de cas pourrait tripler d'ici un mois.
Données régionales, sociodémographiques et éclosions
Les trois experts souhaitent également voir plus de données sur l'âge des personnes testées et hospitalisées. Par exemple, si le taux de positivité est très bas chez les jeunes, le gouvernement devrait revoir sa stratégie de dépistage dans cette tranche d'âge.
De plus, rappelle M. Mâsse, l'âge des personnes hospitalisées influence la capacité hospitalière. Une personne âgée qui est hospitalisée à cause de la COVID-19 risque d'en mourir rapidement. Un jeune qui est hospitalisé va peut-être occuper un lit pendant des semaines, voire des mois.
Les données régionales sur les capacités hospitalières sont toutes aussi importantes, croit M. Mâsse. En région, il y a beaucoup moins d'options lorsqu’un système de santé régional déborde
, dit-il.
Par ailleurs, Dr Fisman voudrait que les autorités s’inspirent de l’initiative de la Ville de Toronto, qui collecte désormais des données sur l'ethnicité des personnes infectées. C’est difficile de comprendre l’épidémiologie de cette maladie si nous ne comprenons pas quel impact elle a sur différentes communautés
.
M. Fisman croit que les gouvernements doivent mieux identifier les lieux des éclosions. Par exemple, on sait que les éclosions dans les résidences pour personnes âgées sont en quelque chose le canari dans la mine de charbon.
Qui a infecté qui?
Enfin, les autorités parlent rarement du fait que dans une grande majorité des cas, les autorités ne peuvent pas identifier l’origine des infections. Du 20 au 26 septembre, 65 % des cas au Canada étaient attribuables à une exposition d’une source inconnue au Canada et 13 % étaient sous investigation.
Les gens ont augmenté leurs contacts, ce qui veut dire qu’il est presque impossible de déterminer le lien épidémiologique de l’infection. Nous voyons une augmentation non contrôlée, en partie parce que nous n’avons aucune idée du lien épidémiologique
, explique M. Imgrund. Ceci est une indication que le traçage de contacts est inadéquat.
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