Design : « L’esthétique de la COVID-19 n’est pas encore apparue »
La pandémie de tuberculose du siècle dernier a mené à la conception d'électroménagers en émail blanc ou en acier inox, facilement nettoyables, que nous utilisons encore aujourd'hui. Quels changements durables en design naîtront-ils de la crise actuelle?

Les électroménagers d'aujourd'hui ont été conçus en s'inspirant des autoclaves.
Photo : getty images/istockphoto / contrastaddict
L’entreprise italienne de fabrication de luminaires Artemide vient de présenter un type d’éclairage à ultraviolets qui désinfecte les surfaces en s’attaquant aux bactéries et aux virus.
La toute nouvelle technologie, baptisée Integralis, peut être programmée grâce à une application pour diffuser une lumière normale quand la pièce est occupée, et émettre beaucoup plus de rayons ultraviolets lorsqu’elle est vide.
Elle a été conçue pour les espaces publics et privés, comme les bureaux, les hôtels, les magasins, les musées ou encore les aéroports. La compagnie, qui travaille sur ce projet depuis plusieurs années déjà, ne prétend pas qu’Integralis agit sur le coronavirus.
Cette technologie a été créée bien avant la pandémie, précise Cyrielle Bergues, directrice marketing et web communications chez Artemide. Donc, on n'était pas du tout dans l'optique de lancer un produit avec cette promesse-là derrière. Pas du tout
, ajoute-t-elle.
Le système Integralis, présenté en pleine pandémie de COVID-19, suscite bien sûr beaucoup d’intérêt. D'autant plus que, parmi les luminaires d'Artemide équipés de rayons ultraviolets, il y a notamment le modèle Discovery Space, qui sert aussi de panneau séparateur entre deux espaces de bureau.
D’autres produits ont vu le jour au cours des derniers mois, nés de l’imaginaire de designers et de chercheurs : des masques imprimés en 3D aux technologies sans contact, en passant par des parois en tous genres pour séparer les bureaux, les tables au restaurant ou les fauteuils dans les salles d’attente.
La pandémie a fait naître de nouveaux besoins, et les designers essaient d’y répondre en créant toutes sortes d’instruments et d’objets, explique Marie-Pierre Gendron, vice-présidente de l’Association des designers industriels du Québec. Des exemples? Parmi ceux qu’elle donne, il y a l’ouvre-porte sans contact. J’ai vu des griffes qu’on met dans la main. C'est une rallonge de main
, décrit-elle.
Il y a déjà beaucoup de produits inspirés de la pandémie, et il risque d’y en avoir encore plus, note la designer industrielle.
Elle pense qu’une fois la crise passée, la pandémie va continuer d’influencer la conception de toute une catégorie d’objets de la vie quotidienne. Parce que les designers vont avoir vécu ça dans leur vie et [...] il risque d'avoir un ajout supplémentaire ou un feature de plus à l'objet pour qu'il soit plus utile. Ça va maintenant faire partie des cahiers des charges des projets que les gens vont nous amener
, dit-elle.
Quels seraient ces critères hérités de la pandémie? Par exemple, répond-elle, s’assurer que l’objet peut être frotté avec des lingettes désinfectantes sans qu’il perde sa couleur ou se dégrade.
Le designer industriel Michel Dallaire, créateur de la torche olympique des Jeux de Montréal de 1976 et du vélo en libre-service BIXI, n’a pas observé pour l'instant de grandes tendances, sur le plan du design, qui émergent de la pandémie.
Il note tout de même que le mobilier de bureau pour la maison est un domaine qui a certainement pris de l'expansion
. Et les masques. En termes de création, je pense qu'il y a beaucoup de petites entreprises ou de designers qui ont dessiné des masques. Ils ont conçu un masque qui se distingue par la géométrie de fabrication ou par la couleur ou par la texture
, dit-il.
Ça fait six mois que je suis confiné. Je suis allé au bureau trois jours depuis six mois, une demi-heure à chaque fois à peu près. Le bureau est vide ou presque. Maintenant, il commence à se remplir. Mais c'est une période, c'est un silence total
, lance l’homme de 78 ans, qui est conseiller supérieur pour la firme de design et d’architecture urbaine Provencher Roy.
Je ne peux pas dire que le confinement soit une période très propice à la création. On subit beaucoup plus qu'on imagine.
Il faut savoir aussi que beaucoup d'usines sont au ralenti, beaucoup de commerces sont fermés. Et puis finalement, la priorité pour le public, ce n'est pas d'acheter des objets. C'est vraiment de voir comment on va sortir de ce confinement
, enchaîne le designer industriel.
Une esthétique héritée de la tuberculose
Il n’y a pas grand-chose qui se passe pour l’instant dans le domaine du design depuis le début de la pandémie, confirme pour sa part Philippe Lupien, professeur à l’École de design de l’UQAM. Il n’y a pas tant de changements que ça, observe-t-il. En tout cas, beaucoup moins qu’on aurait pensé, ajoute-t-il. Il y a bien des initiatives dispersées, mais elles sont superficielles et à court terme, dit l’expert.
Le professeur Lupien s’étonne qu’il n’y ait pas de grands débats publics sur l’effet de la COVID-19 sur les lieux, sur l’architecture ou sur le design d’objets.
Il donne notamment l’exemple des nanomatières. De nombreux chercheurs s’intéressent depuis quelques années à l’application de nanomatières sur les surfaces, car elles auraient des effets antibactériens et antiviraux, explique-t-il.
On aurait pu penser qu'il y aurait eu une énorme discussion sur l'efficacité réelle de ces nanomatières. Quel est le danger de ces nanomatières pour la santé? Va-t-on voir apparaître un nouveau type de finition sur les matériaux, comme une nanocouverture de cuivre ou d'argent?
, fait valoir l’expert.
Le professeur Lupien ne voit pas émerger pour l’instant une nouvelle esthétique des objets. Parce qu’on est encore héritiers d'une esthétique hygiéniste des années 30
, remarque-t-il.
Votre four, votre laveuse, votre sécheuse et votre frigo sont blancs, parce qu'on a réagi à la tuberculose dans les années 30.
Avec la pandémie de tuberculose, on a vu apparaître des objets recouverts d’un émail blanc pour facilement contrôler les bactéries, raconte le professeur Lupien. Des objets plus faciles à nettoyer et à entretenir, note l’expert.
Les objets domestiques ont pris la forme des autoclaves qui étaient justement là pour rendre plus hygiéniques les appareils dans les hôpitaux, dans les usines. Et puis quand vous regardez aujourd'hui vos laveuses et vos sécheuses, elles sont encore comme ça. Elles ont encore l'air des autoclaves, elles ont encore de l'acier inoxydable et de l'émail blanc
, explique-t-il.
Ce sont aussi des matériaux qui sous-entendent une hygiène, qui sous-entendent qu'on peut contrôler le contenu bactériologique, si on veut, simplement d'un coup d'œil.
Nous vivons donc encore, résume-t-il, dans cette esthétique qui nous vient des années 30. Et pour ce qui est de la pandémie actuelle, ce qui sera durable et fondamental en matière de design n’est pas apparu, dit l’expert.
D’abord en savoir plus sur le coronavirus
Le professeur Lupien reprend l’exemple des nanomatières. Si, dit-il, on découvrait qu’en couvrant tout d’une feuille de cuivre, on réglait le problème de transmission du virus par les objets, probablement que dans les prochaines années, sur le plan de l’esthétique, tout serait de couleur cuivre. Mais pour l'instant, on n'en est pas là, et on n'est pas encore rendu au point où on sait quoi que ce soit là-dessus
, précise-t-il.
On a donc beaucoup à découvrir sur le coronavirus avant de faire de grands gestes esthétiques, remarque l’expert. Chercheurs et designers ont notamment besoin d’en savoir plus sur le processus de transmission du virus, explique-t-il.
Y a-t-il des recoupements à faire sur les probabilités de transmission? A-t-on observé plus de transmission dans tel type de situation en utilisant tel type de textile ou de matériau? Dans tel type de circulation d'air ou dans tel type de concentration urbaine? À toutes les échelles, je parle. On a encore très très peu d'informations
, constate le professeur Lupien.
Le chercheur trouverait intéressant de savoir, par exemple, ce qu’ont en commun les CHSLD où il y a eu le plus de cas de COVID-19, que ce soit au Québec, en Italie ou en France. Est-ce qu’il y avait physiquement quelque chose en commun? se demande-t-il.
La ventilation ou l'utilisation de certains matériaux de revêtement à l'intérieur. Les meubles. Des meubles en acier inoxydable, par exemple, sont plus faciles à nettoyer, et les détergents ont un effet plus durable que sur des surfaces de mélamine ou des surfaces de bois. On n’a aucune idée en ce moment. On n'a pas cette information
, déplore l’expert.
Quelles sont les pistes de solution sur le plan du design pour des espaces de travail plus sécuritaires? Le professeur Lupien répond qu’il miserait notamment sur des surfaces faciles à nettoyer et sur des systèmes de ventilation individualisés.
Assurer une ventilation personnalisée en air frais; ça m'apparaît être une solution qui serait de toute façon intéressante. Même chose avec des fenêtres ouvrantes dans un immeuble à bureaux. Si on sait qu'ouvrir les fenêtres et laisser entrer l'air extérieur réduit la charge virale à l'intérieur, ben on va faire plus d'immeubles à bureaux avec des fenêtres ouvrantes
, explique-t-il.
Encore là, s’empresse-t-il d’ajouter, il faut d’abord en savoir plus avant de faire quoi que ce soit.