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Le Canada viole-t-il le Traité sur le commerce des armes?

Après la controverse entourant la vente de blindés à l’Arabie saoudite, le Canada est à nouveau montré du doigt. Cette fois, c’est l’exportation d’une technologie canadienne en Turquie qui soulève des questions.

Un drone turc transportant des missiles survole le nord de la Syrie près de la frontière de la Turquie.

Un drone turc transportant des missiles survole le nord de la Syrie près de la frontière de la Turquie.

Photo : afp via getty images / RAMI AL SAYED

En l’espace d’à peine quelques années, la Turquie a réalisé un exploit. Elle s’est hissée au rang des plus importants fabricants de drones de la planète. Ces drones sont armés et deviennent des armes.

Tant le développement de ces engins de combat que leur utilisation font aujourd’hui la grande fierté du régime du président Recep Tayyip Erdogan.

Cette ascension permet au pouvoir turc de déployer ses drones régulièrement en Syrie, en Irak et en Libye pour y mener des frappes.

Le président de la Turquie devant un drone armé.

Le président de la Turquie Recep Tayyip Erdogan et certains de ses ministres sont photographiés devant un drone armé, lors d’un salon de la technologie et de l’aéronautique à Istanbul.

Photo : via reuters / MURAT CETINMUHURDAR/Bureau de la presse présidentielle

La Turquie y serait difficilement parvenue sans une technologie canadienne : des caméras ultrasophistiquées installées sur la plupart des drones militaires turcs.

Ces capteurs électro-optiques permettent aux appareils d’avoir des capacités de détection. Leurs missiles à guidage laser peuvent ainsi atteindre leurs cibles. Sans les caméras MX-15, les aéronefs contrôlés à distance seraient aveugles et les frappes aériennes impossibles.

L’équipement en question est fabriqué dans les installations de l’entreprise L3Harris Wescam de Burlington, en Ontario.

Le programme de drones du régime Erdogan est si avancé que la Turquie est devenue le deuxième client en importance de cette entreprise, après les États-Unis.

Le système MX-15

Le système MX-15 qui est fabriqué par l’entreprise L3Harris Wescam de Burlington en Ontario.

Photo : L3Harris Wescam

Un nouvel éclairage vient d’être apporté sur le déjà controversé dossier des exportations d’armes canadiennes.

L’ONG Project Ploughshares conclut dans un rapport publié mardi qu’il existe un risque substantiel que ces capteurs puissent être utilisés pour violer le droit humanitaire international.

Cette organisation canadienne qui s’intéresse à l’enjeu du contrôle des armes s’appuie notamment sur des témoignages d’observateurs internationaux.

Le rapport indique que les capteurs sont utilisés fréquemment par la Turquie dans ses récentes activités militaires et qu’il existe en raison de leur exportation un risque substantiel de contribuer à la souffrance humaine.

Son auteur Kelsey Gallagher est sans équivoque : En continuant d’exporter ces capteurs à la Turquie, le Canada contrevient au Traité sur le commerce des armes.

Au cours des récentes opérations, les forces de sécurité turques ont été accusées à plusieurs reprises de frappes aériennes aveugles contre les civils et les sites civils tels que les hôpitaux, les écoles, les centres culturels et les infrastructures critiques.

Une citation de Extrait du rapport de Project Ploughshares
Des femmes pleurent la mort de deux combattants à la suite d'un bombardement effectué par un drone turc.

Des femmes pleurent la mort de deux combattants des Forces démocratiques syriennes à la suite d’un bombardement effectué par un drone turc à Qamishli, ville à majorité kurde. Des civils ont aussi été tués et blessés lors des frappes turques.

Photo : afp via getty images / DELIL SOULEIMAN

Le sujet est potentiellement embarrassant pour le Canada alors qu’il vient de célébrer le premier anniversaire de son adhésion au Traité sur le commerce des armes.

Cet accord international sous l’égide de l’ONU exige que chaque pays signataire évalue, avant de conclure toute transaction, si les armes vendues risquent d'être utilisées pour contourner un embargo international ou violer les droits de la personne ou si elles risquent encore être détournées au profit de criminels.

L’article 7 du traité prévoit qu’un risque que ses armes puissent servir à des crimes humanitaires est suffisant pour refuser un contrat. Il stipule aussi qu’une autorisation d’exporter des armes peut être révisée sur la base de nouvelles informations incriminantes.

Une exemption, à quel moment?

Un drone sur une piste

Un drone militaire turc de type Bayraktar TB2

Photo : afp via getty images / BIROL BEBEK

Ce qui rend toute cette affaire d’autant plus mystérieuse est le fait que le Canada a suspendu officiellement les exportations d’armes vers la Turquie en octobre 2019. Cette interdiction a été imposée après l’incursion militaire turque en Syrie, un geste qu’Ottawa a d’ailleurs fortement condamné.

Cette action unilatérale risque de saper la stabilité d'une région déjà fragile, d'exacerber la situation humanitaire et de faire reculer les progrès réalisés par la Coalition mondiale contre Daech, écrivait alors Affaires mondiales Canada.

Des civils à bord d'un camion

Des civils syriens et kurdes fuient les bombardements turcs sur les villes du nord-est de la Syrie.

Photo : afp via getty images / DELIL SOULEIMAN

En avril dernier, en pleine crise de la pandémie, le gouvernement Trudeau publiait discrètement un avis annonçant que la suspension des exportations d’armes vers la Turquie était prolongée indéfiniment.

Mais cette décision n’est pas passée inaperçue dans la capitale Ankara au point où des médias turcs rapportaient au printemps que d’intenses pressions diplomatiques auprès d’Ottawa avaient finalement permis à la Turquie d’obtenir la garantie d’une exemption pour la technologie de L3Harris Wescam.

Le dernier entretien entre le président turc et le premier ministre canadien remonte au 23 avril dernier. Le compte rendu publié le jour même par le bureau de Justin Trudeau fait principalement état de discussions au sujet des derniers développements concernant la pandémie de COVID-19.

Mais l’avant-dernière phrase indique ceci : Le premier ministre Trudeau et le président Erdogan ont discuté de la relation en matière de commerce et d’investissement qui existe entre les deux pays et ils se sont réjouis des occasions de croissance qu’elle présente.

Alors que le bureau du premier ministre nous renvoie au compte rendu publié le jour même, des sources gouvernementales confirment à Radio-Canada que la question des exportations des armes a été soulevée lors de l’appel.

L3Harris Wescam que nous avons aussi contacté ne nous a pas rappelés.

« Au cas par cas »

À Ottawa, le commerce des armes relève d’Affaires mondiales Canada.

Lorsqu’on demande au ministère à quel moment l’exception accordée à L3Harris Wescam pour équiper les drones turcs est entrée en vigueur ou si l’interdiction d’exporter des armes vers la Turquie comporte une ou plusieurs exemptions, on nous répond ceci par écrit :

Le Canada examinera au cas par cas s'il existe des circonstances exceptionnelles, comme entres autres, mais pas exclusivement, les programmes de coopération de l'OTAN, lesquels pourraient justifier la délivrance d'une licence d'exportation pour les articles du groupe 2 (militaire).

Le ministère se replie derrière la confidentialité du dossier : Affaires mondiales Canada (AMC) ne formule pas de commentaires sur les licences individuelles ou les demandes de licence. AMC a l'obligation de protéger les informations confidentielles sur les activités commerciales des entreprises.

Le gouvernement fait tout pour que ce soit opaque. Encore une fois, le silence en dit long.

Une citation de Peggy Mason, ex-ambassadrice canadienne pour le désarmement à l’ONU

Ce portrait inquiète au plus haut point l’ancienne ambassadrice canadienne pour le désarmement à l’ONU, Peggy Mason. Dans un entretien à Radio-Canada, elle souligne que c'est d'autant plus un problème parce que les drones turcs jouent maintenant un rôle important dans le conflit libyen.

Des pilotes de drones militaires turcs dans une salle de contrôle

Des pilotes de drones militaires turcs dans une salle de contrôle

Photo : afp via getty images / BIROL BEBEK

La Libye est reconnue pour être un immense laboratoire pour les pays producteurs d’armes et la Turquie est un des principaux acteurs de cette guerre civile.

Or, selon le rapport de Project Ploughshares, tout indique que les drones fournis par la Turquie et utilisés en Libye sont équipés des mêmes capteurs électro-optiques fabriqués au Canada.

C’est horrible et choquant, se désole Peggy Mason qui est aujourd’hui présidente de l'Institut Rideau. Il s'agit de multiples violations du droit international et du droit canadien. La violation la plus évidente et sans équivoque concerne l'embargo des Nations unies sur les armes à destination de la Libye.

Un soldat libyen tient son arme.

Un membre des forces du gouvernement libyen, reconnu internationalement, tient son arme après avoir pris le contrôle de la base aérienne de Watiya.

Photo : Reuters

L’embargo sur les armes contre la Libye est imposé par l'ONU et en vigueur depuis la révolte de 1992 qui a renversé le régime de Mouammar Kadhafi.

Rien ne justifie la violation d'un embargo contraignant sur les armes par un État membre des Nations unies, et encore moins par un pays comme le Canada qui a bâti sa politique étrangère et sa réputation internationale sur la primauté d'un ordre international fondé sur des règles à laquelle tous les États adhèrent.

Une citation de Peggy Mason, ex-ambassadrice canadienne pour le désarmement à l’ONU

Le rapport de Project Ploughshares souligne que compte tenu du détournement apparent des capteurs Wescam de la Turquie vers la Libye, le Canada est obligé d'enquêter. Si des allégations s'avèrent crédibles, le Canada doit refuser toute nouvelle exportation de ces systèmes vers la Turquie.

Le Canada et son client turc

En quatre ans seulement, la Turquie est devenue un client majeur du Canada dans le commerce des armes.

Alors que les exportations de marchandises et de technologies militaires vers ce pays dépassaient à peine les 4 millions de dollars en 2016, elles atteignaient plus de 150 millions en 2019.

Les dernières données d’Affaires mondiales placent la Turquie au troisième rang des destinations pour les exportations d’armes canadiennes.

Ce classement ne tient pas compte des exportations vers les États-Unis qui, en grande partie, ne sont pas divulguées par le gouvernement du Canada.

Un an s’est écoulé depuis l’adhésion d’Ottawa au Traité sur le commerce des armes.

La vente de cette technologie à la Turquie apparaît maintenant sur l’écran radar. Viendra-t-elle s’ajouter au boulet que traîne le Canada depuis le début de la controverse des exportations des blindés de General Dynamics vers l’Arabie saoudite?

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