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Deux premiers romans portés par un vent de libération

Les deux livres sont debout sur un tronc d'arbre au sol, dans la forêt. Une percée de soleil à travers les feuillus semble braquer un projecteur arrière sur les livres.

Julie Dugal et Mireille Gagné signent des premiers romans qui s'avèrent des incontournables de la saison littéraire.

Photo : Radio-Canada / Valérie Lessard

Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.

Du retour à l'essence sauvage de l'enfance à la fable sur notre aliénant conditionnement à la performance, Julie Dugal et Mireille Gagné prouvent que rien ne sert de courir, il faut savoir... écrire pour faire lire à point.

Julie Dugal et Mireille Gagné signent toutes deux des premiers romans maîtrisés et surprenants. Des romans qui ont également en commun d'aborder, fondamentalement, le besoin d'appartenance et d'être de réels incontournables de la rentrée littéraire.


Le roman est posé dans un genre de trou à la base d'un tronc d'arbre. Sur la couverture blanche, la gravure en noir et blanc présente une femme tenant un enfant sur sa hanche de son bras gauche.

Et si se promener dans « Nos forêts intérieures » permettait de mieux renouer avec sa vraie nature? C'est la question à laquelle tente de répondre l'héroïne de Julie Dugal.

Photo : Radio-Canada / Valérie Lessard

Nos forêts intérieures : pour se retrouver

Nathalie boit du vin comme sa cousine Karine, sa presque soeur, vend des Tupperware : pour noyer ses désillusions face à ce qu'elles sont devenues. Enfants, les fillettes étaient inséparables, aux côtés de leur cousin Luc. Or, les deux femmes se sont lentement perdues de vue. Presque autant qu'elles sont en train de perdre de vue d'où elles viennent, qui elles sont, au plus profond d'elles-mêmes. Nathalie, maman de deux filles, est en train de se séparer. Karine a peur de s'engager avec Michael. Et Luc, le seul à avoir refusé de quitter la roulotte de leur grand-mère, a des airs de Peter Pan.

Julie Dugal tricote avec agilité le passé dans le présent, entremêlant les souvenirs d'enfance, les émois d'adolescence et le quotidien d'adulte de Nathalie, mais aussi, par la bande, de Karine et de Luc. Valsant entre leurs récoltes de bleuets au Grand-Plate et leur besoin de se rebrancher sur le territoire qui les habite, l'écrivaine livre leurs égarements, fuites en avant, quêtes de liberté, envies de retour à la nature et vérités profondes.

J'ai toute une forêt qui pousse en moi, mais chaque jour, on essaie de me la couper. Le monde des adultes n'est pas fait pour les grandes forêts sauvages avec leurs branches cassées et leurs arbres morts. À l'école, au travail, dans les soirées entre amis et les réunions de parents, il faut toujours être un beau terrain de banlieue qui se contente du train-train monotone, déplore Nathalie, sous la plume de Julie Dugal.

Nos forêts intérieures possède assurément un côté très incarné. Les descriptions des lieux fourmillant de détails créent des images fortes. L'authenticité du ton rend les dialogues particulièrement vivants. Le recours au tu, quand Nathalie s'adresse à Karine, fait résonner ces apartés comme des sonnettes d'alarme. Et les nombreuses références populaires servent de repères chronologiques qui ancrent les allers-retours entre hier et aujourd'hui dans le temps comme dans l'espace. Tantôt, les parents, oncles et tantes de Nathalie, Karine et Luc avalent des Laurentide et des cocktails à base de crème de menthe; tantôt, Nathalie et son mari tentent de tromper leur ennui en écoutant Game of Thrones en rafale, par exemple.

On ne s'étonne toutefois pas non plus de lire, dans l'argumentaire de l'éditeur à propos de Nos forêts intérieures, une référence à la culture nippone et au concept de shinrin yoku. Ce concept de « bain de forêt » (ou rewilding, comme disent les Anglais) imprègne intensément le roman de Julie Dugal. Son imaginaire, par moments plus onirique, évoque d'ailleurs ici et là l'oeuvre du Japonais Haruki Murakami. Ainsi, la forêt Rouge comme lieu de souvenirs et de mémoire fait notamment écho à la puissante symbolique de la bibliothèque dans Kafka sur le rivage.

Nos forêts intérieures est une ode particulièrement sentie au besoin viscéral de retourner boire à la source de qui l'on est avant de se noyer dans la routine, et de parfois même devoir brûler certains pans superficiels de son histoire pour mieux s'enraciner et renaître de ces cendres.


Le livre, sur lequel figure le devant d'un lièvre en mouvement, est posé entre mousse et pierre, devant ce qui semble être l'entrée d'un terrier.

Empruntant à l'esprit de la fable animalière, Mireille Gagné propose elle aussi, à sa manière, une fascinante réflexion sur la nature humaine.

Photo : Radio-Canada / Valérie Lessard

Le lièvre d'Amérique : pour arrêter de courir

À bout de souffle, Diane ne s'appartient plus, se sent sur le point de craquer de fond en comble d'éparpiller ses morceaux dans les draps [...] il n'y a aucune échappatoire à son néant.

Histoire d'améliorer ses capacités à travailler, d'être plus performante et de faire face à la compétition de ses collègues, Diane subit donc une étonnante opération. Certes, elle réussit par la suite à faire plus, et plus vite. Mais son corps et sa manière de réagir à son environnement se transforment. À l'instar du lièvre, Diane court et bondit, dort les yeux à moitié ouverts, cherche toujours instinctivement une porte de sortie, sent – littéralement – quand son patron s'approche de trop près pour son bien...

En filigrane, Mireille Gagné raconte un événement marquant dans la trajectoire de Diane, soit sa rencontre avec Eugène, à l'adolescence, à L'Isle-aux-Grues. Eugène avec qui elle traquera les lièvres pour mieux les libérer des collets tendus par son père. Eugène avec qui elle échangera son premier baiser. Eugène qui disparaîtra et lui fera fuir l'île où elle a grandi. Eugène qui la laissera livrée au grand vent. Vulnérable. Incapable de [s]e ressaisir. De [s]e recoller.

Les courts passages documentaires sur le lièvre d'Amérique ­ponctuant le roman – qui ne sont pas s'en rappeler les capsules de la série Faune et flore du pays des années 1960 et 1970 – mettent de l'avant des particularités physiques et comportementales de l'animal, comme autant de parallèles avec celles de son héroïne.

Or, plutôt que de surligner ces juxtapositions, Mireille Gagné préfère se fier à l'intelligence de ses lecteurs, qu'elle invite à suivre les sentiers battus par Diane pour y projeter leurs propres vécus, sentiments d'aliénation et réflexions sur la société qui les entoure, ainsi que sur le modèle économique auquel ils contribuent.

Selon là où est rendue Diane dans sa course à la vie, l'écrivaine change le tempo de sa plume, passant de phrases tourbillantes sans ponctuation à des phrases plus ou moins longues, rythmées par les vagues du fleuve, éclaboussées de la lumière de pieds-de-vent.

Elle se sent comme les eaux qui se retirent lentement des terres après les grandes marées. Il restera beaucoup de débris, mais il fera beau demain, écrit Mireille Gagné, dans un style aussi bellement épuré que puissamment éloquent.

Car le lièvre pourrait bien finir par se rappeler qu'il est parfois bon de se faire tortue, pour renouer avec le début de son monde.

Ce Lièvre d'Amérique, de Mireille Gagné, relève du vrai petit bijou, à la fois brillant par son indéniable créativité et riche par la portée de l'allégorie proposée.

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