La Cour suprême des États-Unis donne tort aux « grands électeurs déloyaux »

Tous les citoyens américains en âge de voter peuvent exercer leur droit de vote lors de l'élection présidentielle, mais ils ne choisissent pas directement le chef d'État ni son colistier.
Photo : Radio-Canada
- Sophie-Hélène Lebeuf
Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Un État a le droit d’obliger ses grands électeurs à respecter le vote populaire de cet État lors de la désignation du président, a statué lundi le plus haut tribunal américain.
La décision, l'une des rares à avoir été prises à l'unanimité, vient ainsi limiter l'indépendance des membres du Collège électoral, à quatre mois du scrutin présidentiel.
Après avoir tranché en faveur du Colorado et de l'État de Washington, qui étaient au centre du litige, le tribunal a statué qu'un État pouvait punir les grands électeurs rebelles ou nommer quelqu'un d'autre à leur place.
Les tribunaux inférieurs qui avaient examiné le dossier étaient arrivés à des conclusions contradictoires.
Plusieurs États démocrates et républicains voulaient que la Cour règle la question, advenant la possibilité que les résultats de novembre soient suffisamment serrés pour que l'issue de l'élection soit déterminée par ceux qui sont surnommés les grands électeurs déloyaux
.
Le texte de la Constitution et l'histoire de la nation permettent tous deux à un État de faire respecter l'engagement d'un grand électeur de soutenir le candidat à la présidence de son parti ainsi que le choix des électeurs de l'État
, a écrit la juge Elena Kagan, qui a rédigé la décision.
Un État qui oblige ses électeurs à respecter le vote de millions de citoyens [...] agit en conformité avec la Constitution et avec la confiance d'une nation dans laquelle nous, le peuple, gouvernons
, a-t-elle expliqué, en faisant référence au préambule de la Constitution.
Le juge Clarence Thomas est parvenu à la même conclusion que ses collègues, mais a cependant invoqué les principes généraux du fédéralisme.
Les grands électeurs ne sont pas des agents libres; ils doivent voter pour le candidat que les électeurs de l'État ont choisi.
Les représentants du Collège électoral des États qui ne les soumettent pas à une obligation légale demeurent cependant libres de voter comme bon leur semble.
Les « grands électeurs déloyaux » de 2016 dans la mire de la Cour
En 2016, sept grands électeurs sur un total de 538 ont pu rejeter le résultat des urnes dans leur État en votant pour d'autres candidats que l'un des deux meneurs, la démocrate Hillary Clinton et le républicain Donald Trump.
Cinq d'entre eux, dans l'État de Washington et à Hawaï, ont voté pour un autre candidat que Hillary Clinton, qui avait reçu le plus grand nombre de voix dans ces États, et deux autres, au Texas, ont boudé Donald Trump, vainqueur des urnes dans cet État.
Trois autres se sont vu empêcher de voter selon leur conscience par les États qu'ils représentaient.
Le choix de cette minorité de grands électeurs rebelles s'inscrivait dans un mouvement visant à priver Donald Trump de la majorité électorale requise, ce qui aurait eu pour effet de renvoyer la décision devant la Chambre des représentants, que venaient de reconquérir les démocrates.
L'État de Washington avait imposé une amende de 1000 $ aux grands électeurs déloyaux
, et le Colorado avait pour sa part remplacé un grand électeur ayant exprimé son intention de voter en faveur d'un autre républicain que Donald Trump.
Malgré sa défaite, Hillary Clinton avait recueilli près de 3 millions de voix de plus que son adversaire, le devançant par une marge d'environ 2,1 %.
Dans l'histoire du pays, il est arrivé 180 fois que le vote populaire dans un État ne soit pas respecté, soit pour la présidence, soit pour la vice-présidence, a admis la juge Kagan, qui a cité un argument de ceux qui contestaient l'imposition du vote par un État en faveur du candidat gagnant dans cet État.
Il s'agit cependant d'une pratique marginale qui n'a jamais risqué d'avoir un impact sur les résultats, a-t-elle souligné, en rappelant qu'il y avait eu 23 000 votes de grands électeurs.
Plus du tiers des votes rebelles se rapportent en outre à un seul événement, soit l'élection de 1872, marquée par la mort d'un candidat après le scrutin, survenue avant que le Collège électoral n'ait pu tenir une rencontre, a ajouté la magistrate.
La Cour a d'ailleurs reconnu que la perspective de la mort d'un candidat soulevait des enjeux importants.
Parce que la situation ne se présente pas à nous, rien dans l'opinion [de cette Cour] ne devrait être interprété comme une permission accordée aux États pour lier les grands électeurs à un candidat décédé
, a averti la juge Kagan.
Défaite des opposants au Collège électoral

La délégation de l'Ohio compte 18 grands électeurs, dont certains sont aperçus ici en train de remplir des documents. (Archives)
Photo : La Presse canadienne
La décision du plus haut tribunal du pays constitue une défaite pour les partisans de l'abolition du Collège électoral, qui espéraient qu'une victoire permettrait de modifier le système actuel fondé sur un suffrage indirect en faveur d'un vote populaire national.
Les électeurs américains ne choisissent pas directement le chef d'État ni le vice-président, mais désignent plutôt des intermédiaires, connus sous le terme de grands électeurs.
Comme ils se méfiaient du jugement des électeurs, les pères fondateurs des États-Unis avaient érigé un tampon, formé d'élites, entre eux et leurs dirigeants.
Les partis présentent dans chaque État une liste distincte de grands électeurs, dont le rôle est essentiellement honorifique.
Le système en vigueur, qui octroie un poids démesuré aux États moins populeux, explique pourquoi le résultat du scrutin ne reflète pas toujours le vote populaire, comme l'illustre l'exemple de 2016, mais aussi celui de 2000.
Le républicain George W. Bush avait alors remporté la Maison-Blanche à l'issue d'une saga politico-judiciaire, obtenant seulement cinq grands électeurs de plus que le démocrate Al Gore.
Constitué de 538 grands électeurs provenant de chaque État, le Collège électoral se réunit quatre semaines après l'élection pour officialiser la désignation du gagnant. Pour être élu, le président doit récolter la majorité absolue des voix, soit 270 voix sur 538.
Dans 48 des 50 États, le candidat ayant obtenu le plus de votes dans cet État rafle, en théorie, toutes les voix des grands électeurs.
Trente-deux des 50 États ainsi que le District de Columbia ont des lois obligeant les représentants du Collège électoral à voter conformément à l'engagement qu'ils ont pris. Quinze d'entre eux prévoient des dispositions supplémentaires à l'encontre des grands électeurs rebelles, soit le fait de les remplacer ou de leur imposer des pénalités financières.
Le Nebraska et le Maine départagent leurs grands électeurs en se fondant en partie sur le vote exprimé dans l'État et en partie sur celui exprimé dans les districts.
Le nombre de grands électeurs d'un État correspond au nombre d'élus dont il dispose au Congrès, soit deux sénateurs auxquels s'ajoute le nombre de ses représentants à la Chambre, qui, lui, dépend de sa population.
Il faut ajouter à ce nombre les trois électeurs du District de Columbia, qui ne dispose cependant pas de sénateurs ni de représentants. Cette situation est d'ailleurs contestée par la Ville, qui revendique le statut d'État, et par les démocrates, qui ont approuvé un projet de loi en ce sens à la Chambre des représentants.
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Avec les informations de New York Times, Washington Post et AFP
- Sophie-Hélène Lebeuf