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Avec la COVID-19, plusieurs de nos limites sont maintenant connues

L’anthropologue Luce Des Aulniers nous invite à composer différemment avec notre fantasme de croissance illimitée qui, à terme, s'avère inefficace, voire morbide, dans un contexte de pandémie. Cette « spécialiste de la mort » voit une belle occasion de mettre en question le rapport qu’entretient notre civilisation avec le pouvoir, la connaissance ou encore la consommation.

Portrait de Luce Des Aulniers.

L'anthropologue Luce Des Aulniers a consacré sa carrière à étudier la mort.

Photo : Radio-Canada / Olivier Lalande

Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.

Il y a encore quelques semaines, stabilité politique et croissance économique étaient les maîtres mots du monde occidental. Depuis le début de la pandémie, ces repères et bien d’autres ont volé en éclats. Notre civilisation connaît sa première catastrophe collective majeure depuis bien longtemps.

Luce Des Aulniers, comment analysez-vous la situation?

On ne peut s’empêcher de constater comment se déploie ces mois-ci une expérience commune à l’humanité. Elle atteint autant les personnes dans leur intimité que toutes les sociétés, qui sont plus ou moins prises dans la globalisation.

Par cette intrusion subreptice et quasi omniprésente, nous sommes tous en train d’affronter la limite. Ce qu’il y a d’inédit, ce sont justement ces deux points.

D’une part, c’est l’universalité de qui et quoi est touché. D’autre part, la limite, qui était devenue une réalité incroyable, parce qu’une majorité de sociétés et d’individus évoluent sous l’emprise du fantasme de croissance illimitée.

Nous avions donc collectivement évacué les contraintes de la limite et la pandémie nous ramène à cette réalité?

L’irruption de la COVID-19 met en lumière les limites de notre savoir en plusieurs matières. De notre pouvoir aussi. Même si elle les stimule.

La COVID-19 est la figure même de la limite. Elle nous heurte, nous effraie et nous oblige à réagir le plus justement possible. Précisément et en soi parce qu’elle est porteuse de mort. Et la mort, c’est bien la limite suprême!

D’une certaine façon, à la base, toute limitation préfigure celle de la mort. Il y a plusieurs manières de se défendre de l’effet de cette limitation qui nous tenaille : parce qu’on ne peut pas légitimement vivre dans la conscience continue de la mort. On peut en prendre acte de temps à autre, l’affronter, mieux comprendre nos réactions, pour avancer ensuite en créant de meilleures conditions de vitalisation des échanges humains et avec la planète.

Quand on fait comme si cette limite n’existait pas ou ne nous concernait pas, eh bien c’est justement sur ce refus de cette force qui nous dépasse que repose le déni des effets de la mort.

Nous avons largement construit l’histoire des derniers siècles sur ce déni, devenu chronique, structurel, bref, impensé. L’angoisse d’anéantissement est aujourd’hui d’autant plus envahissante. D’autant plus confondante et refusée. Et le cycle s’emballe.

Nous vivions dans un monde obnubilé par le contrôle et la vitesse. La pandémie semble avoir mis à mal l’atteinte de cet idéal?

La vitesse et le contrôle sont justement des idéaux qui, à l’excès, révèlent bien ce fantasme d’illimité dans ce qu’il dénie de la puissance de la mort. Concernant la vitesse, l’obligation actuelle de se mouvoir à un rythme différent remet en cause notre rythme habituellement trépidant.

Ce rythme, d’abord incongru et malvenu, peut faire en sorte que l’on temporise, qu’on prenne de la distance, cette fois en termes psychiques. Beaucoup se rendent compte du fait que cette course n’est pas entièrement requise par toutes nos tâches. Elle est en fait une fuite, une forme de distraction.

La vitesse intimement commandée avait l’avantage apparent de nous faire éviter certaines questions. Au fond, ce qui nous angoisse dans nos existences demeurait bien caché. On croyait ainsi le conjurer, le contrôler.

Et justement, le contrôle est peut-être notre fantaisie qui souffre le plus de la pandémie.

Collectivement, nous avions cru plus ou moins confusément que la prévisibilité, les auxiliaires techno-scientifiques, les trucs de tous genres pouvaient faire écran, voire dissiper la réalité de la mort. C’est partiellement juste, dans la mesure où les conditions du mourir seraient alors moins iniques.

Mais si cette puissance se déborde et se pervertit en mythe de toute-puissance, les dégâts sont vertigineux.

Nous marchons sur ce mince fil entre la tentation de reproduire ce fonctionnement connu et un effort d’imagination d’un contrôle plus responsable.

Dans ce contexte, l’angoisse se révèle être un sentiment dominant. Pourquoi, selon vous?

Ce virus ne fait pas seulement mal parce qu’il est un impitoyable tueur en série. Pas seulement parce qu’il prive les grands malades, les mourants et les endeuillés de la présence de leurs aimés. Pas seulement non plus parce qu’il pousse les pouvoirs publics dans leurs retranchements. Pas seulement parce qu’il désarticule l’économie en effets dominos terriblement menaçants pour les plus démunis. Il vient aussi carrément dérouter et même ébranler des pans entiers de nos manières de voir la vie.

Au fond de nous, nous éprouvons une résistance à la limitation qui, pourtant, à la base, peut être créative. Mais avant cette crise, nous avions poussé cette résistance jusqu’à penser que sky is the limit. Nous nous sommes alors habitués à concevoir la limitation de nos impulsions comme une injustice faite à notre personne.

Si bien que les restrictions, et encore plus les interdits, nous sont d’emblée intolérables. Ils nous paraissent comme des coercitions qui ne sont que frustrantes, qui ne comportent que des manques à jouir. Donc, le virus s’avère anxiogène aussi parce qu’il ébranle ce type de certitude.

Bien sûr, ces lois et restrictions ne sont pas forcément agréables. Avec ce qu’elles entraînent sur le plan quotidien, sur une série d’aspects, par exemple en confinement, en distanciation physique, on a raison de s’impatienter. Mais appliquées avec discernement, les restrictions rendent tolérables des réalités qui pourraient être davantage tragiques.

La pandémie a aussi mis un coup d’arrêt au phénomène de surconsommation. Le commerce international a fortement ralenti et de nombreux magasins ont fermé pendant plusieurs semaines. Est-ce que ce mode de vie a rencontré ses limites?

Oui, mais le problème réside aussi dans qui et quoi a pu au préalable profiter de cette surconsommation. Et ensuite, des confinements. On parle ici d’Amazon et cie.

Dans un réflexe d’insécurité qui était vécu bien avant la pandémie, mais disons, d’insécurité tranquille et subtile, on a donné aux riches, parce que magiquement, et ça demeure, on estime que de donner aux gros consortiums nous protège. Grave leurre.

Déjà, à l’origine, se mettre sous la coupole de ces grandes dents, c’était leur concéder une part de notre autonomie et de notre sens des responsabilités civiques. C’était se rabattre dans un aveuglement consenti sur le ici et le maintenant confortable.

Le rapport à la consommation est un révélateur du présent. Il peut dévorer le présent comme il peut aussi le pondérer, afin que nous détruisions moins, parce que c’est un enjeu majeur de cette crise, mais aussi dans l’histoire des civilisations et de la planète.

Un des événements aussi marquants qu’étranges a été la ruée vers le papier toilette. Est-ce qu’il a été, comme vous dites, un révélateur du présent?

L’épisode de la ruée vers le papier toilette est paradoxal, notamment si on considère que certains pouvaient âprement jouer du coude pour acquérir cette source de confort et de douceur. Surtout, de manière spectaculaire, il révèle notre peur atavique de manquer devant l’appréhension d’une menace.

Avec ce geste qui condense sentiment d’insécurité et solution à portée de main, là, tout de suite, nous avons agi selon un vieux réflexe socialement construit, sur le mode de la répétition de nos habitudes : remplir continuellement, comme si accumuler nous donnait l’illusion de régler un problème, voire de parer au danger sur nos existences.

D’un fait anecdotique, on peut interroger les significations à longue portée. À travers l’histoire des humains, nos modes de résistance contre les effets de la limitation fabriquent la culture. Or, ici, à outrance et à courte vue, ils peuvent être contre-productifs. Ainsi, on sait de mieux en mieux que consommer, c’est aussi détruire. Du même coup, cela engage de préserver.

Mais en consommant sans vergogne, et pour peu qu’on y réfléchisse, on se retrouve justement à l’origine de la dynamique qui a contribué à l’apparition de cette puissance folle qu’est ce virus. Sonnés comme nous le sommes, dans nos recherches de voies de sortie, ça me semble essentiel de chercher par quelles logiques nous en sommes venus là.

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