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« Faire converger la lutte contre le racisme avec celle pour la survie de l'humanité »

« Cette violence n’a pas besoin de raison, de justification, elle est fondamentalement gratuite et fondamentalement impunie », soutient l'historien Achille Mbembe.

L'historien et philosophe camerounais Achille Mbembe.

L'historien et philosophe camerounais Achille Mbembe

Photo : Getty Images / CYRIL FOLLIOT

Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.

L’élargissement du cercle de la réprobation et du deuil suite à la mort tragique de George Floyd participe d’une conscience planétaire en évolution, croit Achille Mbembe. Il faut, selon lui, arrimer l'antiracisme à l'action écologiste.

L'historien et philosophe d’origine camerounaise vit actuellement en Afrique du Sud, où il est chercheur à l’Université de Witwatersrand, à Johannesburg. Il a également vécu pendant une quinzaine d’années aux États-Unis, agissant comme enseignant à la Duke University, en Caroline du Nord.

Théoricien du post-colonialisme, Achille Mbembe s’intéresse à l'histoire et à la politique africaines ainsi qu’aux sciences sociales. Il a à son actif de nombreuses publications, dont la dernière, Brutalisme.

Dans cette résurgence des démons raciaux aux États-Unis, l'intellectuel pointe l’impunité des brutalités infligées aux boucs émissaires et constate que ces derniers ne trouvent plus protection dans la justice et la police.

Mettant en garde contre la militarisation croissante de la police partout dans le monde, le philosophe se félicite de voir se diversifier les rangs des protestations contre les violences policières. De cette conscience planétaire devrait naître, pense-t-il, une convergence salutaire.

Des policiers antiémeute forment une ligne devant des manifestants. Un homme tient une pancarte où on peut lire : «Black lives matter».

Des manifestants affrontent les policiers devant le commissariat de police où travaillaient les quatre agents impliqués dans la mort de George Floyd

Photo : Radio-Canada / Jean-François Bélanger

On a l’impression que l’histoire se répète aux États-Unis. Comment se fait-il qu'une telle violence policière puisse se reproduire ainsi?

Les États-Unis, à mon sens, constituent une espèce de démocratie sacrificielle, qui a besoin constamment de se nourrir du sang de ses boucs émissaires. Depuis leur fondation, les Noirs ont été ces boucs émissaires, c’est-à-dire une catégorie de la population fondamentalement frappée d’ignominie.

Ce qui veut dire que la violence qui leur est faite apparaît toujours comme un accident, alors qu’au fond elle est consubstantielle à la structure même de cette société.

Cette violence n’a pas besoin de raison, de justification, elle est fondamentalement gratuite et fondamentalement impunie. C’est tout cela qui explique la répétition des tragédies du genre qu’on a vu sur les trottoirs de Minneapolis.

La mort de George Floyd a eu un retentissement particulier aux États-Unis et ailleurs aussi dans le monde. Qu’est-ce qui explique cet écho presque planétaire?

À mon avis, ça s’explique par le fait que c’est un acte sacrificiel qui a eu lieu alors que sévit un peu partout dans le monde la pandémie du coronavirus. Je ne pense pas qu’on aurait assisté à la sorte de mobilisation en cours à peu près partout sur la planète en ce moment si le coronavirus n’avait pas amplifié la sorte de menaces auxquelles nous faisons tous face.

Soudain, beaucoup se sont rendu compte du fait qu’ils n’étaient pas à l’abri de cette sorte de traitement qui, pendant longtemps, a été réservé uniquement aux Noirs dans les systèmes formellement esclavagistes. Ni la loi ni l’État national ne constituent désormais des remparts contre cette sorte de menace.

Cette universalisation tendancielle de la condition nègre, la prise de conscience du fait que ce qui n'arrivait qu'aux nègres risque de nous arriver ou nous est déjà arrivé, je crois que c’est ce qui explique la colère planétaire à laquelle on assiste.

Ce n’est pas uniquement une colère, c’est aussi un deuil. En privant de respiration cet individu, George Floyd, c’est toute l’humanité qui perd quelque chose. On le voit très bien dans les soulèvements qui ont cours ici et là aux États-Unis, mais aussi en Europe et ailleurs.

Un groupe de manifestants entouré de militaires, dont deux brandissent des pancartes où l'on peut lire « Arrêtez la suprématie blanche » et « Être congédié n'est pas de la justice ».

Des manifestants demandent que cesse la « suprématie blanche » après la mort de George Floyd.

Photo : Radio-Canada / Jean-François Bélanger

Vous parlez de prise de conscience. Est-elle porteuse d’espoir de changement, d’autant plus que les manifestations actuelles sont diversifiées, les Blancs y prennent part aussi?

Je crois que c’est important, cette irruption de la présence blanche dans des tragédies qui, pendant très longtemps, n’ont concerné que les Noirs tout seuls. Il faut y voir un certain nombre d’éléments d’espérance. Mais tout dépendra bien entendu des capacités d’organisation à la fois locales, mais surtout transnationales, parce que le système auquel on a à faire face est un système global, transnational. On ne peut pas riposter à ce système uniquement par des mobilisations locales.

Je crois que cela participe également de la montée progressive de ce qu’on pourrait appeler une conscience planétaire. Cette conscience planétaire, on la voit émerger à la faveur des préoccupations d’ordre écologique, de la prise de conscience du fait que c’est notre planète qui est menacée, et dont le défi est de faire converger la lutte contre le racisme, la lutte contre la racisation de certaines catégories de la population, et la lutte pour la survie de l’humanité par le biais d’un nouveau rapport entre l’humanité et le reste du vivant.

« Je voulais attirer l’attention sur la convergence des luttes contre le racisme, le système de racisation, et la lutte pour assurer notre survie sur une terre qui devient de plus en plus combustible. »

— Une citation de  Achille Mbembe
Des manifestants brandissent des pancartes lors d'une manifestation contre la brutalité policière à Boston.

« Pas de justice, pas de paix », lit-on sur une pancarte brandie lors d'une manifestation contre la brutalité policière à Boston.

Photo : Associated Press / Steven Senne

La répétition de ces événements crée une vive tension dans les rapports entre, d’un côté, les communautés noires et, de l’autre, les services de police et la justice. Le lien de confiance s’en trouve fragilisé…

Ce n’est pas seulement les communautés noires. Depuis à peu près 20 ans, la majorité de la population de la planète vit sous un régime d’exception ou un autre. Cela veut dire que quand on fait la comptabilité de tous les États du monde aujourd’hui, on se rend compte que la majorité vit sous un état d’urgence.

L’état d’urgence qui a été rythmé par deux événements. Un : évidemment ce qui s’est passé en 2001, le désir de sécurité, les lois sécuritaires qui ont été adoptées partout dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Deux : l’état d’urgence qui est devenu sanitaire depuis l’apparition de la COVID-19.

Un état d’urgence qui s’est traduit, en partie, par le déplacement d’un certain nombre de pouvoirs du côté de la police et par la militarisation croissante de la police, pas seulement aux États-Unis, mais partout. Je veux dire que, les démocraties y comprises, la plupart des États au monde aujourd’hui sont des États policiers, en tout cas des États où les dispositifs policiers occupent une place absolument centrale, où les dynamiques policières ont abouti à l’émergence d’un antagonisme tout à fait aigu entre, d’un côté, les libertés individuelles et publiques des populations et, d’un autre, la sécurité de l’État.

« Les gens se révoltent justement parce qu’on dirait qu’il n’y a pas plus de remparts. La loi n’est plus un rempart, la justice non plus. Il n’y a plus de refuge, il n’y a plus de protection. Ces risques auxquels ils sont exposés atteignent maintenant y compris les fonctions élémentaires du corps, telles que la respiration.  »

— Une citation de  Achille Mbembe

Donc le phénomène policier, aujourd’hui, prend des formes tout à fait létales. Vous parlez des communautés racisées. Je suis tout à fait certain que dans la plupart de ces communautés, le policier est perçu soit comme un voyou ou alors comme un assassin potentiel.

Lorsque le rapport entre les citoyens et la police atteint ce point, atteint un point où on ne perçoit la police désormais que sous l’angle de l’éborgnement, d’une main arrachée lors d’une manifestation, de tonnes de gaz lacrymogène déversées sur des manifestants pacifiques, le déploiement d’une violence généralement impunie, lorsqu’on en arrive à ce point, évidemment, il y a une rupture presque irréversible sur laquelle il faudrait se pencher.

Je pense que le futur de notre démocratie dépendra, en partie, des rapports qui seront institués entre les populations et la police.

Ce racisme et cette violence envers les Noirs ne sont pas l’apanage des États-Unis, comme semblent le démonter les manifestations à travers le monde, comme en France.

À mon avis, il y a quatre grandes matrices du racisme moderne : les Caraïbes, les États-Unis, le Brésil et l’Afrique du Sud. Évidemment, derrière ces quatre matrices du racisme moderne, il y a la figure de l’Europe. Vous citez le cas de la France : pendant très longtemps, la France a pu se donner l’illusion selon laquelle et l’esclavage et la colonisation, c’étaient des choses qui concernaient un ailleurs, l’outre-mer, des régions, des contrées lointaines […] et qui ne se passaient pas en métropole.

Or, la nouveauté aujourd’hui, c’est qu’en cette période post-esclavagiste, postcoloniale, des minorités raciales sont présentes désormais à l’intérieur du territoire métropolitain. Par conséquent, les risques d’une américanisation de la situation française sont réels.

On le voit à travers des choses telles que le profilage racial, la brutalité policière, la multiplication des décès de personnes racisées aux mains de la police, la représentation disproportionnée des minorités racisées dans les lieux d’incarcération, les discriminations ordinaires qui font que, petit à petit, une espèce de nanoracisme, de racisme au quotidien, fait désormais partie de la structure même des rapports sociaux. Donc, oui, le racisme anti-noir n’est pas une exclusivité des États-Unis.

Sur cette vue plongeante d'une rue de Montréal on voit une marée humaine brandissant des pancartes.

Des milliers de personnes ont manifesté le 7 juin 2020 à Montréal pour protester contre le racisme et la violence policière.

Photo : The Canadian Press / Graham Hughes

Qu’en est-il de la situation en Afrique du Sud, où vous vivez? Les Noirs, majoritaires, sont désormais au pouvoir, mais il semble que la violence policière à leur égard n’a pas disparu pour autant. Pourquoi?

Cette violence est fondamentalement économique et ceci est l’héritage de siècles d’exploitation fondée sur l’extraction des richesses minières et le bradage de la force de travail des Noirs. Ces inégalités, elles sont inscrites non pas dans la Constitution, mais dans les rapports économiques : logement, nutrition, transport, éducation, santé, etc.

Mais il reste une violence de type raciste qui frappe encore les citoyens noirs sud-africains, surtout pauvres, qui sont brutalisés effectivement par la police. Nous avons, au cours du dernier mois en particulier, au moins deux cas de tuerie de pauvres noirs sud-africains par une police qui est elle aussi noire, [sous] un gouvernement qui est dirigé par des Noirs.

Deuxième observation : une partie de l’avilissement qui est typique du fonctionnement raciste, une partie de l’abjection et de l’avilissement autrefois portés contre les Noirs sud-africains se voit aujourd’hui reportée sur des émigrés venus d’autres pays africains, en quête soit de refuge ou de sécurité économique. Les émigrés en Afrique du Sud, notamment ceux en provenance d’autres pays africains, sont, je dirais, les plus exposés à la brutalité policière aujourd’hui, dans un contexte paradoxal de libération du joug racial.

Vous écrivez sur votre page Facebook que « le racisme anti-noir prospère sur le dos d’une Afrique à genoux et qui ploie sous le joug combiné de prédateurs internes et externes ». Pourriez-vous être plus explicite?

Ce que je voulais dire, c’est que tant que l’Afrique ne sera pas debout, tant qu’elle est à genoux, tant qu’elle sera l’objet d’une exploitation intensive, unilatérale de ses ressources de tout genre, tous les Noirs, tous les descendants de l’Afrique, quel que soit le lieu où ils se trouvent, payeront le prix de cet asservissement.

Le racisme anti-noir ou anti-nègre dans le monde commencera à reculer le jour où l’Afrique deviendra sa force propre, une puissance parmi les autres nations. Donc, on a beau être Noir américain, Noir français, Noir britannique, on a beau rien à voir avec l’Afrique, l’Afrique hante tous ces gens partout où ils se trouvent.

Vous suggérez aussi une espèce de droit de retour en Afrique pour les descendants africains. Croyez-vous à un retour massif au bercail des Afro-Américains, par exemple? Le projet est-il faisable?

Je ne pense pas que ce soit souhaitable déjà, mais je pense qu’il nous faut projeter notre imagination pour rêver quand même d’un lieu sur cette Terre, qui est toute petite au fond, où les gens d’origine africaine n’auraient pas à se justifier, n’auraient pas constamment à expliquer pourquoi ils sont là, d’où ils viennent, quand est-ce qu’ils vont repartir, etc.

« Il nous faut imaginer un endroit sur la surface de la Terre où il fait bon d’être Africain, où il fait bon d’être Noir, parce qu’on n’a rien à justifier en tant qu’habitant, parmi d’autres, de cette planète. Pour le moment, un tel endroit ne peut être que l’Afrique.  »

— Une citation de  Achille Mbembe

Il faudrait donc commencer par donner à tous ceux qui, Noirs ou non, veulent lier leur sort à l’Afrique la possibilité de s’implanter ici, de vivre ici sereinement, sans être menacés de perdre un morceau, d’avoir un genou sur la nuque, étouffé par un policier blanc. C’est une proposition tout à fait utopique, mais je pense qu’on a besoin d’utopie en ces temps totalement dystopiques.

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