Après-COVID-19 : « La coopération est notre seul espoir »
En cette Journée mondiale de l’environnement, le moine bouddhiste français Matthieu Ricard rappelle que la survie de la planète passe par le respect d’autrui.

Matthieu Ricard est moine, écrivain et photographe.
Photo : Getty Images / KENZO TRIBOUILLARD
Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Matthieu Ricard est docteur en biologie moléculaire, diplôme qu’il a obtenu sous la direction de François Jacob, Prix Nobel de médecine. C’est en 1972 qu’il quitte l’Institut Pasteur pour devenir moine bouddhiste. Interprète français du dalaï-lama depuis 1989, il vit près de Katmandou, dans l’Himalaya, une zone fortement touchée par les changements climatiques.
Il a répondu à nos questions depuis la Dordogne, en France, où il prend soin de sa mère pendant la pandémie.
Quelles leçons tirez-vous de la crise de la COVID-19?
Ça montre deux choses. D’une part, que les dirigeants peuvent prendre des mesures assez drastiques et que la population est prête à les suivre pour des causes importantes, notamment quand il y a un élément de peur, bien sûr.
D’autre part, on peut se dire que si les gouvernements ne faisaient preuve ne serait-ce que d’un dixième de la même détermination pour s’occuper des questions d’environnement, de la perte de la biodiversité et de choses qui risquent d’être beaucoup plus graves en termes de conséquences, et pour beaucoup plus longtemps, pour l’ensemble de la planète, les humains compris, bien sûr, ça serait déjà bien.
Ça, c’est une cause d’espoir. Les gens ont tout de même vu que la nature respirait, que la pollution pouvait disparaître, que c’était possible de vivre sans cette consommation effrénée, de ne pas en avoir deux quand on en a déjà un… Et que finalement de se rendre compte qu’on peut faire mieux avec moins.
Ça nous a ouvert les yeux et la question est à savoir si on va relancer frénétiquement la consommation et la production, ou si on va avoir un minimum de sagesse. De mettre l’accent sur la protection de l’environnement, de la biodiversité et d’une vie un peu plus simple. Voilà les leçons qui pourraient être tirées de ça.

Une marche en plein air en montagne.
Photo : iStock
En quoi cette crise nous prépare-t-elle pour l’avenir?
Ça nous donne une idée de ce que pourrait être une crise beaucoup plus grave. Si la température augmente de 4 degrés Celsius, la planète ne sera plus comme on la connaît. S’il y a 250 millions de réfugiés climatiques, ça amènera des tensions.
Il y a aussi la question des maladies. On sait que quand la température augmente, le cycle du parasite de la malaria est plus rapide. Donc c’est quand même un avertissement parmi d’autres.
Il serait donc bon de rassembler nos énergies pour faire face au plus grand défi du 21e siècle qui est celui de l’environnement, sans aucun doute.
La crise actuelle ajoute à l’anxiété que plusieurs ressentent face à l’avenir…
Oui. Il y a la pauvreté au sein de la richesse dans les pays riches. Mais bon, moi qui vis au Népal, je peux vous dire que la précarité, la fragilité de la vie et l’incertitude de ce qui se passe sont beaucoup plus présentes chez ces personnes qui sont soumises à la sécheresse, aux inondations, à tout ce qui se passe.
On découvre tout ça parce qu’on avait l’impression qu’on s’était extrait de la nature, alors qu’on est fondamentalement interdépendant. On avait l’impression que l’Homme avait dominé la nature, ce qui est aussi une illusion. Là, on est un peu ramené à l’ordre.
Il y a tout de même de nombreux malaises sociaux, il y a des gens de plus en plus fous qui sont à la tête de grands États. Donc on peut comprendre que les jeunes, par exemple, soient un peu désorientés.
Ceci dit, il faut faire aussi confiance à la bonne part de l’être humain. À savoir que nous avons tous un potentiel de solidarité, de collaboration, de bienveillance, et que c’est pas simplement des idées nobles et un peu utopiques! L’altruisme, c’est-à-dire d’avoir davantage de considération pour les plus démunis, pour les générations à venir, pour les autres espèces…
C’est finalement le seul concept qui permet de relier les exigences à court terme de pouvoir pourvoir à ses besoins à la fin du mois… À moyen terme, de s’épanouir dans l’existence, et à long terme, de prendre soin des générations à venir.
Donc l’égoïsme ne fait pas l’affaire, tandis que l’altruisme peut permettre aux spécialistes de l’environnement, aux politiciens et aux travailleurs sociaux de s’asseoir à la même table et de construire une harmonie durable avec l’environnement.

Avec le réchauffement climatique, des lacs sont apparus au coeur de l’Himalaya.
Photo : Delphine Fillion
Comment l’enjeu climatique est-il perçu dans la région de l’Himalaya où vous vivez?
C’est un problème vécu. Les nomades au Tibet ou les paysans au Népal savent dans leur peau et dans leur vécu que les glaciers ont reculé considérablement, qu’il y a dans l’Himalaya maintenant des milliers de lacs qui n’ont pas de nom parce qu’ils n’existaient pas il y a trente ans à cause de la fonte des glaciers, etc.
Ils le savent que l’Himalaya noircit, que la glace dure moins longtemps l’hiver, que les papillons sont là au mois de janvier au lieu d’être là au mois de mars. Tout ça, ils le vivent.
Alors ils ont peut-être moins d’inquiétude sur l’avenir lointain parce qu’eux sont préoccupés principalement par la récolte de cette année, mais ils sont aux premières loges de ce qui se passe avec le troisième pôle, qui sont tous les glaciers et l’Himalaya.
Pensez-vous qu’il est plus facile pour les gens de se mobiliser face à la crise sanitaire que face à la crise climatique?
Bien sûr. La crise climatique sera plus grave. Mais l’espoir que j’ai dans ce qui continue de se passer, c’est que malgré tout, quand ça commence à faire mal, les gouvernements et les citoyens peuvent se mobiliser. Le problème, c’est que le futur ne fait pas mal. Du moins pas encore.
C’est beaucoup plus difficile d’être motivé pour quelque chose qui va se produire dans vingt ou cinquante ans, parce que ça ne vous touche pas tout de suite. Tandis que là, il y a une menace immédiate. C’est plus facile de motiver les gens face à un danger immédiat.
Ça demande un effort cognitif, un effort d’intelligence sur le fait qu’on doit avoir de la considération pour les générations à venir et pour les huit millions d’espèces qui sont nos concitoyens dans ce monde.
Par exemple, on sait très bien que la production annuelle de viande, avec la déforestation qui en résulte et les gaz à effet de serre (GES) émis par les animaux, c’est la deuxième cause d’émissions. Bon, ça passe comme ça, sans bruit.
Le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) a même produit un rapport qui disait que ce facteur à lui tout seul interdirait qu’on puisse limiter le réchauffement sous la barre des 2 degrés Celsius.
Mais les gens commencent à s’émouvoir quand on dit que l’épidémie de la COVID-19 se répand dans les abattoirs, etc. Vous le voyez, c’est malheureusement quand il y a quelque chose d’immédiat qu’on réagit. Il faut essayer d’avoir le discernement, la sagesse et l’intelligence d’avoir des réactions aussi fermes et de prendre les décisions qui s’imposent pour des choses à plus longue échéance.

Le bétail d'un enclos à Thorlakson Feedyards près d'Airdrie, en Alberta, le jeudi 28 mai 2020, au milieu d'une pandémie mondiale de COVID-19.
Photo : La Presse canadienne / Jeff McIntosh
Les scientifiques nous le disent pourtant depuis longtemps, qu’il faut agir...
Oui, il y a un côté déprimant pour les scientifiques de l’environnement. Ils connaissent les solutions qui devraient être mises en oeuvre, mais pour les politiques ça ne marche pas parce qu’ils pensent davantage aux prochaines élections qu’aux prochaines générations, c’est un dialogue de sourds.
D’où l’idée que si on met l’accent sur la considération d’autrui, on peut prendre des décisions qui sont importantes à long terme. Et on sait que le coût aussi, si on ne s’intéresse qu’à ça, sera beaucoup plus élevé si on attend.
Comment se motiver, en tant qu’individu, à faire les changements qui sont nécessaires pour changer notre mode de vie?
Dans mes recherches pour l’écriture de mon livre Plaidoyer pour l’altruisme, j’ai lu des chiffres sur ce que les gens étaient prêts à faire pour prévenir la crise environnementale.
20 % disaient qu’ils étaient prêts à changer leurs habitudes quoi qu’il arrive; 20 % disaient qu’ils s’en fichaient totalement. Et 60 % disaient qu’ils étaient prêts à faire quelque chose si les autres le faisaient. Donc ce sont ces 60 % qu’il faut amener dans votre camp!
Il est certain que la question de la crise environnementale devient une idée de plus en plus forte. Elle était très marginale il y a vingt ans. Maintenant on en parle tout le temps et c’est un peu comme une patate chaude.
Les gouvernants sont embêtés, les grands financiers aussi, mais c’est un sujet d’actualité. Ça vient, les changements de culture finissent par se produire, et quand l’opinion bascule, ils élisent des personnes différentes et les institutions peuvent changer.
Vous vous intéressez beaucoup à l’individu… Mais pour ce qui est de la question environnementale, on sait aujourd’hui que l’action individuelle n’est plus suffisante…
C’est sûr que le défi est énorme. Avec la pandémie, on voit que les émissions de CO2 étaient réduites de 8 %, comme on ne l’a jamais vu. Je lisais un article dans une revue scientifique qui disait qu’il faudrait que ce soit comme ça tous les ans jusqu’en 2030 pour pallier les changements climatiques. On voit mal comment on pourrait avoir une réduction des activités humaines aussi importantes que celle qu’on a vue au cours des derniers mois pendant encore dix ans!
Mais si les gouvernements décidaient que c’était la priorité, ce qui devrait être le cas parce que c’est la plus grande cause à mettre de l’avant pour les générations à venir, ils pourraient faire beaucoup plus d’efforts que ce qu’ils font maintenant.

Des élèves dans les rues de New York le vendredi 20 septembre demandaient aux gouvernements d'intervenir pour lutter contre les changements climatiques.
Photo : Radio-Canada / Étienne Leblanc
Comment faire pour que l’altruisme soit plus répandu?
D’une certaine façon, l’altruisme est déjà répandu. J’aime parler de la banalité du bien. La majorité du temps, la majorité des êtres humains se comportent de manière décente les uns envers les autres. C’est pour ça qu’on est choqué quand un dirigeant fait preuve d’un manque d’empathie.
La ligne de base est celle de la coopération. Mais on l’oublie un peu et on ne met pas en valeur l’importance de cultiver cette qualité. Et encore, l’encouragement est double : d’une part, quand on est altruiste, généreux, bienveillant, attentif aux autres, solidaire, on se sent beaucoup mieux dans notre peau que si on est méchant, égoïste et si on manque totalement d’empathie.
Et d’autre part, c’est aussi la seule solution pour nous en sortir! Si on ne coopère pas, si c’est une bande d’individualistes qui se tirent dans les pattes du matin au soir, on n’arrivera certainement pas à résoudre la crise globale.
La coopération est notre seul espoir. Ce n’est plus l’âge de la compétition, on est tous dans le même bateau.
Qu’est-ce qui peut nous motiver à coopérer?
C’est justement d’avoir de la considération pour les générations, parce que sinon on les trahit. Et si on n’a pas honte de ça, c’est bien dommage. Ils diront : vous saviez et vous n’avez rien fait.
Pour ceux qui ont des familles, c’est leurs petits-enfants, leurs arrière-petits-enfants, alors de dire qu’on se désintéresse totalement de leur sort… Il ne faudrait pas brûler la maison avant de s’en aller!

Le terre est en pleine transformation.
Photo : iStock
Comment faire pour que les gens se sentent plus proches de la nature?
Il faut les émerveiller. J’avais été frappé par une campagne de sensibilisation des écologistes allemands, qui avaient mis dans les villes de grandes affiches de scènes naturelles magnifiques. Et ça avait davantage interpellé la population que de dire que le ciel allait nous tomber sur la tête.
L’idée, c’est que si on est émerveillé par quelque chose, on va le respecter. On ne va pas saccager ce qui vous émerveille. On va le protéger, en prendre soin. Et prendre soin, ça mène à l’action.
Donc l’émerveillement, un sentiment d’appartenance à la nature, le désir de prendre soin, puis l’action.
99,9 % de l’histoire de la vie s’est faite sans nous! Si l’histoire de la Terre a 24 heures, on est arrivé il y a cinq secondes! Qu’est-ce qu’on a fait comme dégâts en cinq secondes!
Il faut prendre conscience de notre grande part de responsabilité dans ces bouleversements et d’essayer d’être les gardiens de la planète plutôt que les destructeurs.
À noter
M. Ricard participe vendredi à un événement organisé par Espace pour la vie et le Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique, à 10 h 30. L’événement est accessible au grand public et sera diffusé sur la page Facebook d’Espace pour la vie.