Kent Nagano, sans tambour ni trompette
Les grands adieux du maestro Kent Nagano ne se feront pas de la façon dont ils étaient prévus en raison de la pandémie. Entrevue, témoignages et souvenirs.

Le maestro Kent Nagano a profondément marqué la scène musicale montréalaise des 20 dernières années.
Photo : Getty Images / Johannes Simon
Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Cette semaine, un dernier concert à la Maison symphonique devait clore officiellement la quatorzième et dernière saison du maestro Kent Nagano à la barre de l’Orchestre symphonique Montréal (OSM).
On parlait d'un moment symbolique où, en présence de dignitaires, de personnalités diverses et de membres de sa famille, le maestro souhaitait nous quitter avec la symphonie Résurrection, de Mahler, un de ses compositeurs préférés.
L'occasion aurait été belle pour le public de saluer le travail de ce chef d'orchestre qui a profondément marqué la scène musicale montréalaise pendant près de 20 ans.
La distanciation physique imposée a forcé l’annulation de ce concert et du grand rassemblement populaire de la Virée classique, prévu le 9 août prochain sur l’Esplanade du Parc olympique.
Ça ne se peut pas que ça finisse de même; c’est une fausse fin. L’héritage est immense, trop grand pour qu’on ne se donne pas le luxe de célébrer tout ce qu’a accompli Kent Nagano
, nous dit Fred Pellerin, qui a créé quatre contes symphoniques de Noël en compagnie du chef d'orchestre.
En entrevue de Paris, Kent Nagano reçoit à distance les applaudissements du public et de ses anciens et anciennes collègues. Il n'a que de bons mots pour Montréal et pour toutes ces années qu'il y a passées.
« Tout ce que je peux dire, c'est : vive le Québec, vive Montréal. [...] C'était un moment très important pour moi, personnellement et professionnellement. Au Québec, j'ai découvert une sorte de maison. »
La maison que Kent Nagano a construite
Avec son style décontracté, ses cheveux longs et un air de San Francisco, Kent Nagano incarne la « coolitude » dans le monde la musique classique.
Moi, le maestro Nagano, il m’a fait découvrir la musique classique. Je ne connaissais pas ça du tout. […] Il m’avait dit : "Je vais t’amener à la musique classique; toi, amène-moi au conte." Je trouve qu’il l’a fait pour beaucoup de monde ici, au Québec. Il nous a rapprochés de la musique classique
, raconte Fred Pellerin.
L'histoire d'amour entre le chef d'orchestre et le public montréalais remonte à son tout premier concert donné avec l'Orchestre symphonique de Montréal, le 23 mars 1999.
En tant que chef d'orchestre invité, Kent Nagano nous en avait alors mis plein les oreilles à la salle Wilfrid-Pelletier. Au programme : la Symphonie no 9 de Mahler. Son style était précis, d'une efficacité redoutable, et surtout, sans feu d'artifice inutile. Sa baguette était tranchante sans être trop mathématique. Le coup de foudre, quoi.
J'y étais. Je me souviens d'avoir dit tout bas, du haut de mon inexpérience musicale : « C'est lui qui devrait être le chef d'orchestre. »
Autour de moi, au balcon, parmi les gérants d'estrade, on entendait le même discours.
Même pour le néophyte que j'étais, Kent Nagano avait ce je-ne-sais-quoi qui s'entendait et qui se démarquait des autres chefs invités.
À l'époque, Charles Dutoit en était à sa vingt-deuxième année en tant que directeur musical de l'OSM et cumulait les honneurs pour ses grandes interprétations de Berlioz, de Debussy, de Ravel et de Tchaïkovsky.
De 15 ans son cadet, Kent Nagano venait d'une autre planète : celle où Frank Zappa prenait le thé avec Beethoven. Pour un jeune journaliste de 22 ans qui était passionné de musique, ça décoiffait.
La violoncelliste Sylvie Lambert, arrivée à l'OSM en 1979, a bien connu les deux époques : celle de Charles Dutoit et celle de Kent Nagano. À l'époque de Charles Dutoit, c'était plus de l'éclat; dans le cas de Nagano, c'était de la finesse
, précise-t-elle au bout du fil.
Cette finesse musicale n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd. En mars 2004, Kent Nagano a été nommé directeur musical de l'OSM pour la saison 2006-2007.
Pour Marie-Christine Trottier, journaliste et animatrice de Toute une musique, sur ICI Musique, il y avait urgence de donner un second souffle à l'orchestre : On avait besoin d'un sauveur, et Kent Nagano a été un sauveur; je le dis sans nuance. Il a redonné le lustre à l'OSM.
L'impact a commencé en 2004, parce qu'il a eu le réflexe extraordinaire d'établir un contact solide avec le monde des affaires, ajoute-t-elle. À l'époque, l'Orchestre symphonique de Montréal était à plat. En plus d'adoucir les mœurs, il comprenait aussi que la musique classique, c'est bon pour les affaires.
La violoncelliste Sylvie Lambert se souvient très bien de l'arrivée du chef d'orchestre : Lors de notre toute première rencontre, après qu'il eut obtenu le poste, la première chose qui m'a frappée de lui, c'était sa détermination. Il nous a présenté tous ses projets, dont celui d'avoir enfin une nouvelle salle de concert.
Parmi les musiciens, tout le monde avait un sourire en coin, parce qu'on en avait vu passer, des plans et des projets avant lui qui n'avaient jamais abouti. Sa réponse : "Vous ne me connaissez pas; moi, je ne lâche jamais mon os." Et il l'a tenu, son os.
Pendant le règne de Kent Nagano, les productions et les événements se sont multipliés. Il y a eu les multiples tournées à l'étranger, dont la tournée asiatique (2007-2008); l'inauguration de la Maison symphonique (en septembre 2011); le grand concert télévisé pour le Japon (en avril 2011); l'instauration de la Virée classique (en août 2012); et la création du programme La musique aux enfants (en novembre 2016). C'est sans compter la réalisation de nombreux albums sous différentes étiquettes (entre autres Decca, Analekta, Sony Classical et Erato – Warner Classics).
Pour souligner le départ du directeur musical de l’OSM, le directeur artistique et chef principal de l’Orchestre métropolitain, Yannick Nézet-Séguin, nous a envoyé ces bons mots : Je félicite Kent Nagano de s'être engagé envers notre métropole pendant plus de 14 ans. Il a joué un rôle catalyseur dans la construction de la Maison symphonique, permettant ainsi que tous les musiciens de notre ville puissent profiter d'une salle de calibre international. Bonne continuation!
En entrevue, Kent Nagano affirme que ce sera au public de décider de sa réalisation la plus importante : C'était une chaîne d'accomplissements qui faisait une grande aventure. [...] J'ai voulu, du fond du cœur, remercier tout le monde de Montréal et de la province pour avoir cru dans la musique et avoir soutenu les rêves audacieux pour qu'ensemble, on puisse accomplir quelque chose.
Je suis très reconnaissant. Tout le monde peut amener des idées, mais pour faire des choses permanentes, ça arrive seulement si tout le monde travaille avec un but commun.
Après avoir réalisé quelques entrevues avec le chef d'orchestre, j'ai eu la chance de le suivre pendant 48 heures à l'occasion d'un grand concert donné en octobre 2017 devant 2500 personnes au prestigieux Carnegie Hall de New York.
Véritable bourreau de travail, Kent Nagano se lève à l'aube, vers 4 h 30, pour ensuite enchaîner des journées de travail de 14 heures.
Exigeant, rigoureux et minutieux, il a inspiré les musiciens et musiciennes de l'orchestre à le suivre dans ses aventures musicales : « Il est un super travailleur, et il était toujours hyper concentré sur ce qu'il faisait, et même s'il avait toujours des concerts avec d'autres orchestres, j'avais l'impression que les musiciens de l'OSM étaient sa priorité », nous explique Andrew Wan, violon solo à l'Orchestre symphonique de Montréal depuis 2008.
Lorsque je lui écrivais un courriel de trois lignes, il pouvait me renvoyer un courriel de 30 lignes, ajoute Andrew Wan. Beaucoup de chefs d'orchestre auraient échoué avec tous ces projets, mais il a eu du succès en grande partie parce qu'il ne fait jamais les choses de manière impulsive.
Kent Nagano dans le vent
À Montréal, Kent Nagano se faisait arrêter dans la rue et signait des autographes. Le chef d'orchestre aime les gens et, en retour, les gens l'aiment. Il a toujours su garder le contact avec son public et ses collègues de la musique.
Celui qui partage la même date d’anniversaire – le 22 novembre – que Fred Pellerin en a fait un ami : Il est arrivé des soirs où on est allés manger au restaurant juste tous les deux, face à face. Il a une capacité de travail incroyable, il est concentré. Il t’amène ailleurs. Et tous les 22 novembre, nous nous saluons par courriel ou par téléphone
, raconte le conteur.
Ce lien fort qui unit Kent Nagano et son public est encore plus visible depuis quelques mois. Près de 700 messages de remerciements écrits ou en format vidéo s'accumulent sur le site Internet de l'OSM, en grande partie pour souligner l'implication de Nagano dans la communauté. Depuis son arrivée, le chef a multiplié les concerts grand public et les apparitions publiques.
Kent Nagano a été une source d’inspiration pour Dina Gilbert, chef d'orchestre attitrée des Grands Ballets canadiens de Montréal, qui a été son assistante entre 2013 et 2016. Tout le monde connaît le maestro Nagano. Ça montre l'enthousiasme général qu'il a suscité. Grâce à son accessibilité, il a été notre superstar classique au Québec. Il a donné un nouveau souffle. On va se souvenir longtemps du maestro Nagano; en tout cas, moi, je vais m'en souvenir longtemps
, dit-elle.
Il a toujours des projets rassembleurs pour améliorer la qualité de vie d'une communauté. À ses côtés, j'ai vraiment vu l'impact d'un directeur musical sur une ville.
Kent Nagano a aussi suivi cette tendance de présenter des spectacles où des musiciens et musiciennes plus populaires viennent rejoindre, sur scène, l'orchestre symphonique : Ce qui est admirable, chez Kent Nagano, est qu'il donnait un écho au présent. Il mariait toujours le passé au présent
, souligne Marie-Christine Trottier.
Andrew Wan, violon solo à l'Orchestre symphonique de Montréal, va plus loin en affirmant que le chef d’orchestre a su maintenir l'équilibre entre popularité et qualité : Ces dernières années, plusieurs orchestres américains sont arrivés à payer leurs factures avec de grands concerts populaires. [Kent Nagano] a réussi le tour de force de rendre la musique classique accessible, mais en gardant la qualité. Les grands concerts populaires n'étaient jamais mauvais.
Fred Pellerin abonde dans le même sens : Je trouve qu’il a démocratisé la musique classique, sans jamais faire de compromis dans la qualité de la musique classique. Ça, je trouve ça intéressant. Quand on a fait les contes symphoniques, c’était toujours du grand répertoire.
Pas vraiment la fin?
En plus de l'annulation des derniers concerts de la saison 2020-2021, le grand concert qui devait avoir lieu le 9 août prochain sur l'Esplanade du Parc olympique et qui devait être l'ultime note de sa direction de l'OSM est tombé lui aussi.
L'histoire d'amour entre Montréal et le chef d'orchestre n'est pas terminée pour autant. L'ami des Montréalais et Montréalaises n'écarte pas l'idée de revenir à la Maison symphonique en tant que chef invité.
De Paris, il remercie encore les mélomanes qui l'ont encouragé : J'ai eu le privilège de vivre dans une période très riche et dynamique de l'OSM. [...] Ça devient un grand honneur lorsque le public vous considère comme un membre de la famille. Ça me touche du fond du cœur.
Une fois que la pandémie sera chose du passé, l’Orchestre symphonique de Montréal pourrait bien nous annoncer un retour de Kent Nagano à la Maison symphonique, ne serait-ce que l’instant d’un concert.