La tragédie de Walkerton, 20 ans après : « Je n'ai plus jamais bu l'eau du robinet »
Des résidents conservent des séquelles de la crise de contamination à l'E. coli qui a frappé le village ontarien en mai 2000.

Jacques Gosselin refuse à ce jour de boire l’eau du robinet de Walkerton.
Photo : Radio-Canada / Pierre-Olivier Bernatchez
Jeff Holiday n'habitait même pas Walkerton. Le hasard a voulu qu’il s’arrête chez ses parents en mai 2000, après une livraison dans un village voisin.
Le lendemain, le commis postal de 35 ans était sur son lit de mort à cause d’un banal verre d’eau.
« Je l’ai vécu comme un viol. On m’a dérobé ma dignité. »
Des centaines de résidents de Walkerton conservent, comme lui, des séquelles permanentes de la pire crise de contamination à l'E. coli de l'histoire du pays. Sept personnes sont mortes, dont une fillette de deux ans. 2300 villageois ont été infectés.
Les années qui ont suivi le drame sont floues dans la mémoire de Jeff Holiday, bien qu’il porte toujours les marques de la bactérie qui a ravagé son corps.
Le quinquagénaire contrôlait son diabète sans problème avant la tragédie de Walkerton. La bactérie E. coli a entraîné chez lui une myriade incessante de comas hypoglycémiques.
Il a développé des cataractes et subi une double greffe de reins et du pancréas. Puis, en 2011, les médecins lui ont retiré les trois quarts de ses intestins. Il a dû retourner vivre chez parents.
Pire encore, les morts et les séquelles étaient évitables, a révélé une commission d’enquête après le drame. Quelques années plus tôt, malgré les avertissements, le gouvernement Harris avait sabré le budget de la santé publique, fermé les laboratoires du ministère de l’Environnement et choisi de ne pas réglementer les laboratoires privés.
Les frères Koebel, qui géraient le système d’aqueduc de Walkerton, avaient ainsi eu le champ libre pour falsifier en catimini les résultats d’analyse d’eau. Ils étaient parfois ivres au travail et n’avaient pas les qualifications requises. Stan Koebel a reçu une peine d'un an de prison et son frère Frank, de neuf mois de détention à domicile.
C’étaient des lâches. Ils auraient dû aller en prison bien plus longtemps
, lance le résident Jacques Gosselin.
Il prenait un coup durant la journée. À quatre heures, il était soûl, le gars
, se rappelle le septuagénaire, qui jouait au curling avec Stan Koebel.
Il n'a jamais bu à nouveau l'eau du robinet
Jacques Gosselin refuse à ce jour de boire l’eau du robinet, même pour son thé, et même si le système d’eau de Walkerton est aujourd’hui sécuritaire.
Son fils était dans la vingtaine au moment de la crise et souffre toujours du syndrome du côlon irritable post-infectieux. Sa fille, qui était enceinte, a donné naissance à un enfant malade.
On a eu tellement peur. Il a été dans l’incubateur pour une semaine. Heureusement, il n’a rien eu après.
Jacques Gosselin a hésité avant de nous parler. D’autres villageois n’ont rien voulu savoir. Personne ne veut reléguer la tragédie aux oubliettes, nous a-t-on dit, mais les résidents de Walkerton sont las de l'étiquette tragique qui leur colle à la peau.
Le maire a même fait une demande de subvention pour un projet d'optimisation des résultats de moteur de recherche en 2018, afin de redorer le blason du village sur le web. Si on se fie aux résultats de recherche sur Google pour Walkerton
, le projet a plus ou moins bien réussi.
Il n’y a plus personne qui en parle en ville. On veut passer à autre chose. Le coronavirus est en train de tuer beaucoup plus de monde
, fait remarquer Jacques Gosselin.
La capitale de l'eau potable
Le village est tout de même devenu, malgré lui, la capitale ontarienne de l’eau potable.
Walkerton abrite le Centre ontarien pour l’assainissement de l’eau, qui forme et accrédite les exploitants d’eau potable de la province.
« Avant Walkerton, l’analyse de l’eau dans les petites municipalités était souvent faite par la même personne qui tondait le gazon ou qui conduisait la Zamboni. »
Le père de famille est à l'origine du Groupe des citoyens de Walkerton, qui avait fait pression sur le gouvernement Harris pour qu’une enquête publique soit lancée.
J’ai accompagné quatre ministres de l’environnement ici
, s’exclame-t-il en pointant du doigt l’endroit où des pluies torrentielles ont emporté du fumier porteur de la bactérie E. coli dans l’un des anciens puits de Walkerton.
À moins de deux mètres se dresse la clôture d’un fermier. Le puits n’aurait jamais dû être construit aussi près. Il n’y avait pas de distanciation physique entre le puits et le fumier
, blague-t-il avant de s’assombrir. Ça a été fatal. On a choisi d’épargner de l’argent au lieu de sauver des vies
.
En 2002, le juge Dennis O’Connor, qui a présidé l’enquête publique, a conclu que le fermier n’avait pas été avisé qu’un puits d’aqueduc se trouvait à proximité. Le fermier avait d’ailleurs respecté les règles environnementales de l’époque, qui n’étaient pas assez strictes.
Le juge O’Connor a directement montré du doigt les compressions budgétaires sous Mike Harris. Même si des fonctionnaires avaient prévenu que la fermeture des laboratoires d'analyse d'eau du ministère de l'Environnement constituait une menace, son gouvernement est allé de l’avant et a même éliminé l’obligation d’aviser les autorités si un test détectait de la contamination.
Ce rapport a été maintes fois cité quelques années plus tard dans une autre enquête publique, cette fois sur le virus du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère), qui a frappé Toronto en 2003.
Dans son rapport, le juge Archie Campbell a conclu similairement que les compressions budgétaires en santé publique sous Mike Harris avaient eu des conséquences directes sur la capacité de l’Ontario à combattre le SRAS
. L’expertise et la capacité des laboratoires du ministère de la Santé, notamment, avaient été dangereusement réduites.Des leçons pour la COVID-19
Près de 20 ans plus tard, les rapports O’Connor et Campbell sont des mises en garde, croit Bruce Davidson.
On fait face une fois de plus à un tueur silencieux, avec la COVID-19, dit-il. Je crois qu’il y a matière à réflexion. À l’époque, le gouvernement savait que l’E. coli posait un risque. Cette fois, on savait que ce n’était qu’une question de temps avant la prochaine pandémie. On savait que nos foyers pour aînés seraient vulnérables. Est-ce que nos systèmes de santé publique et de soins de longue durée étaient prêts?
Jeff Holiday, lui, rappelle que le gouvernement de Doug Ford voulait pas plus tard que l’an dernier sabrer le budget de la santé publique.
Il a voulu faire comme le gouvernement de Harris à l’époque
, lance-t-il, un sourire ironique en coin. Jeff Holiday reçoit environ 900 $ par mois du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées (POSPH), dont le financement devait aussi être réduit en 2019.
Le gouvernement Ford a finalement annulé les réductions budgétaires impopulaires, mais les montants alloués par le POSPH n'ont pas suivi l'inflation depuis la fin des années 1990, fait remarquer le quinquagénaire.
C’est à peine si je peux payer le loyer
, dit-il.