Travailleurs racisés : quand la pandémie révèle des injustices
Au Canada, de nombreux travailleurs racisés, aux emplois peu qualifiés, se trouvent au premier front du combat contre la COVID-19.
Photo : Radio-Canada / Ben Nelms
Chauffeurs de taxis, préposés aux bénéficiaires, concierges... En l’espace de quelques mois, les travailleurs de domaines souvent négligés dans la société sont devenus héroïques aux yeux du monde. Ils sont sur la ligne de front du combat contre la COVID-19. Or, bon nombre d’entre eux sont issus de l’immigration et racisés. Selon certains experts, cette tendance serait le résultat d’un problème structurel du marché de l’emploi canadien.
Je suis obligé d'être dans l'entretien ménager pour prendre soin de ma famille parce qu’ici, on ne reconnaît pas nos diplômes
, explique Slim Gedeon, père de trois enfants à Ottawa.
Ce technicien informatique de formation détient plus de cinq ans d’expérience acquise sur le marché de l’emploi haïtien. Ces dernières n’ont pas été reconnues dans sa quête d’un emploi au Canada.
Il y a des médecins qui sont chauffeurs de taxi… C’est quelque chose qu’on peut voir ici au Canada.
Au Canada, il existe une segmentation du marché de l’emploi, ce qui veut dire que certaines communautés, certaines personnes, ont tendance à être canalisées vers certains secteurs en raison de problèmes systémiques
, explique John Paul Catungal, professeur au département de justice sociale à l’Université de la Colombie-Britannique.
Un des écueils du système, explique-t-il, est le refus de reconnaître des diplômes obtenus à l’étranger, une décision à la discrétion d’employeurs ou de collèges professionnels particuliers.
L’expérience de Slim Gedeon illustre une tendance décelée par des chercheurs de Statistique Canada : Les immigrants ayant une formation universitaire représentaient 70 % de la croissance des emplois peu spécialisés
au pays entre 2001 et 2016, écrivent-ils dans une étude publiée cet hiver. (Nouvelle fenêtre)
Or, ces derniers n’ont représenté que 38 % de la croissance des emplois hautement spécialisés pendant la même période.
Plus largement, plus de 80 % de tous les immigrants arrivés au Canada (Nouvelle fenêtre) depuis 2001 proviennent d'Asie, du Moyen-Orient, de l'Afrique, des Antilles et des Amériques centrale et du sud.
Vous pouvez voir, tous ces gens qui travaillent dans l'entretien ménager, vous voyez que c’est les Noirs, les Arabes et d'autres nations comme ça qui ne sont pas Blanches...
, ajoute Slim Gedeon d’un ton songeur.
Je pense que c'est la réponse, c’est [parce que] ce n’est pas vraiment payant.
Aujourd’hui, Slim Gedeon élève sa voix comme membre de la campagne nationale De l’invisible à l’essentiel
, exigeant, entre autres, une augmentation salariale de 2 $ par heure pour les concierges à travers le pays. Ces derniers, explique-t-il, sont eux aussi essentiels et préparent le terrain
de la première ligne, en nettoyant et en désinfectant les aires de travail ou les résidences de tous.
Parce qu’on est en première ligne, on a pris des risques. On met la vie de nos familles en danger
, affirme-t-il. On ne reste pas chez nous en disant qu’il y a un virus dehors et qu’on ne va pas travailler.
On affronte la vie, on sort et on va travailler alors on est à risque comme tous les autres.
Un débat persiste depuis de nombreuses années chez les économistes canadiens, explique Feng Hou, spécialiste en analyse sociale à Statistique Canada.
Est-ce qu’on devrait continuer à faire venir cette main-d’oeuvre à faible coût, pour garder les salaires bas, ou est-ce qu’on devrait améliorer les salaires, les conditions de travail, pour voir plus de gens nés en sol canadien dans ces postes “essentiels”
, décrit-il.
Or, le débat semble négliger une autre question : pourquoi est-il plus facile d’offrir des salaires bas aux employés issus de l'immigration, souvent racisés?
De nombreux employeurs sont poussés par des objectifs à court terme
, répond-il avec hésitation, en prenant quelques pauses pour réfléchir.
Il est plus facile de dépendre de ce qu’on fait toujours depuis longtemps, de continuer à avoir de la main-d’oeuvre à faible coût, que de réellement trouver des manières d’améliorer les conditions de travail, de trouver des nouvelles technologies, de changer, de faire des changements… C’est comme ça que je vois les choses.
Pas assez bons pour le Canada?
: le cas des travailleurs migrants
On avait peut-être plus besoin d’eux que ce qu’on pensait
: c’est le constat de la population depuis le début de la pandémie qu’observe Jeanne Robert, du Centre pour travailleurs migrants de la Colombie-Britannique.
Une histoire qui la tracasse et qui se répète trop souvent, c’est celle d’un travailleur mexicain qui revient, année après année depuis presque 15 ans, pour travailler dans les champs de la province grâce au Programme des travailleurs agricoles saisonniers. Un programme dont dépend l’industrie de la Colombie-Britannique pour le labeur dans les champs, autant en horticulture que pour les vendanges. Les travailleurs saisonniers étrangers représentent 21,4 % de la main-d’oeuvre agricole de la province.
Mais il n’a pas de voie vers la résidence permanente, alors qu’il voudrait venir s’installer ici avec sa famille
, une situation qui l’exaspère et qui la pousse à s’interroger : C'est comme s’ils n’étaient pas assez bons pour le Canada
.
Le statut précaire d’une majorité de personnes qu’elle rencontre, comme les aides familiales, permet à un cercle vicieux de s’installer.
Exiger de meilleures conditions de travail
C’est ce que constate Raquel Skovgaard, préposée aux bénéficiaires dans un centre de soins longue durée de la région du Grand Vancouver depuis 1992. La Philippine d'origine a pris sa retraite il y a une semaine.
Il n'y a pas si longtemps, on avait 19 patients à notre charge. Ça n'a pas de sens!
, lance-t-elle, sans s'étonner des nouvelles qui font les manchettes sur les conditions sordides dans certains centres de soins.
Elle attribue les mauvaises conditions de travail à la grande présence d’immigrantes récentes dans le milieu.
Dans le centre où je travaillais, une majorité des préposées sont immigrantes, et elles ont peur de parler
, déplore-t-elle.
Beaucoup d’entre elles gardent leur bouche fermée. Je comprends, elles craignent qu’on les renvoie
, ajoute-t-elle, tout en précise que, grâce à certaines demandes des travailleuses, les choses se sont améliorées au fil des ans dans le centre de soins longue durée où elle travaillait juste avant sa retraite.
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Et depuis un an, les choses bougent plus vite. Elle demande maintenant aux familles d’être des alliées des travailleuses qui, parce qu’elles sont pour la plupart nouvellement arrivées au pays, ne souhaitent pas se risquer.
J’ai appris aux familles à manifester leur mécontentement aux gestionnaires de l’établissement. Pas contre les aides, qui sont débordées, mais contre le manque de personnel
, lance-t-elle, sourire en coin.
Raquel souhaite aussi que les préposées militent pour obtenir de meilleures conditions de travail. Elle craint que les travailleurs ne soient accusés des mauvaises conditions dans lesquelles se retrouvent les personnes âgées, des munitions qui pourraient servir d’arguments racistes dans une industrie qui embauche de nombreuses travailleuses immigrantes.
Elle en veut au manque de réglementation du gouvernement, surtout en ce qui a trait aux inspections, et au non-respect des ratios de patients par aidante.
À tous ces obstacles en place s'ajoute un préjugé sexiste, croient certains chercheurs. Comme les emplois liés aux soins sont souvent occupés par une main-d'oeuvre plutôt féminine, ces secteurs sont par défaut moins bien payés.
Des données recueillies à Toronto et à Montréal révèlent peu à peu que certains quartiers à forte densité immigrante ont des taux élevés de la COVID-19. Mais le professeur Catungal rappelle que l’origine ethnique des travailleurs, ou des mythes sur leurs comportements présumés ne sont pas à blâmer pour la propagation du virus : ces taux élevés sont plutôt le résultat d’un système poussant ces derniers vers des emplois ou des circonstances de vie les rendant plus vulnérables au virus.
Ce que [ces mythes] font, c’est qu’ils racisent la responsabilité et camouflent les échecs de leadership, les mauvaises prises de décision lorsqu’il en vient à la santé publique
, dit-il.