L'après-COVID-19 : « Il ne faut pas gaspiller cette crise »
La mondialisation est remise en cause par la crise du coronavirus. Après la délocalisation des activités économiques, peut-on penser à une relocalisation?

Une des serres de la Ferme des Quatre-Temps.
Photo : Courtoisie - Ferme des Quatre-Temps
Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Nombreux sont ceux qui voient dans la crise du coronavirus les effets de la mondialisation. Un petit virus a fait basculer l'économie mondiale dans une paralysie sans précédent. La crise changera-t-elle quelque chose aux fondements économiques actuels? Dans le contexte des changements climatiques, la relocalisation de l'économie est-elle possible? Voici trois points de vue sur la question.
Deuxième texte d'une série de trois. Cliquez ici pour lire le premier.
François Delorme, économiste : réoxygéner le tissu régional
Pour François Delorme, économiste et chargé de cours au Département de sciences économiques de l'Université de Sherbrooke, cette crise révèle nos vulnérabilités et brise le mythe selon lequel la délocalisation des activités économiques qu'on a vu s'opérer depuis des décennies apporterait la croissance.
Avec cette crise, on voit l'envers de ça, c'est-à-dire les problèmes d'approvisionnement et notre dépendance aux produits étrangers. On peut parler d'une période pré et post-pandémie. Je pense que les gens seront plus réceptifs à des changements, tout le monde a vécu ce que ça veut dire d'être dépendant et je pense qu'on veut être un peu moins dépendants
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François Delorme est d'avis qu'au regard de cette grave crise, le gouvernement devra jouer un rôle central pour relocaliser l'économie et la rendre plus résiliente face aux crises : Cette crise-là est une opportunité pour beaucoup de choses, et une des choses c'est la renaissance de l'État providence
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Il explique pourquoi : Quelle est la motivation des consommateurs? En général, c'est de payer le moins cher possible pour ce qu'ils achètent, donc on ne peut pas s'attendre à ce qu'ils fassent cette réflexion [sur la relocalisation de l'économie] eux-mêmes. Quelle est la motivation principale des entreprises? C'est de faire des profits, ce n'est pas de penser au collectif. Dans ces deux exemples-là, on a une poursuite individuelle de la satisfaction. Donc qui peut s'occuper du collectif? C'est le gouvernement. Cette crise nous a montré que le gouvernement doit s'occuper du bien commun
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À ICI Première, L’heure du monde propose de réfléchir sur les lendemains de la COVID-19. Chaque jour, lors de la semaine du 4 mai, une partie de l’émission explorera différentes facettes de ces deux thèmes : la santé publique et l’économie. Nos correspondants à l'étranger et au pays vous rapportent leurs trouvailles.
Pour renforcer la relocalisation de l'économie, il propose donc une intervention pour les entreprises locales, notamment en agriculture. De l'aide financière, des crédits d'impôt, un assouplissement de la réglementation pour les petites entreprises. Il suggère aussi un changement des règles des structures de marché qui font que face aux géants de la distribution, qui imposent des produits moins chers venant de l'étranger, les petits producteurs sont grandement désavantagés.
L'idée c'est de réoxygéner le tissu régional. Si on veut être efficace et aller tout le monde en ville, oui on devrait délocaliser. Mais la relocalisation, ça va à l'encontre d'une efficacité à tous crins. Si c'est moins efficace, en économie ça veut dire que ça va coûter un peu plus cher. Mais est-ce qu'il y a des gains non économiques à avoir une diversité régionale? Moi je dis que oui! La relocalisation répond à des critères qui vont au-delà de l'efficacité économique et je pense que c'est important.
M. Delorme espère que cette crise profonde nous en fera tirer les bonnes leçons : On dit que dans chaque crise il y a des opportunités à saisir, on ne les saisit pas toujours, mais je pense qu'on va pouvoir le faire, ne serait-ce que quelques-unes, ça serait déjà un pas en avant, autant au niveau économique qu'au niveau environnemental
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Jacques Nantel, professeur émérite à HEC Montréal : local, oui! Mais compétitif
Pour Jacques Nantel, la relocalisation de l'économie, c'est le renversement d'une tendance de fond qui a émergé à la fin des années 1950 : la mondialisation. Cette idée basée sur la théorie économique des avantages comparatifs, selon laquelle un pays concentre sa production dans ce qu'il peut le mieux produire au plus faible prix et fait des échanges pour acheter ce que les autres pays font de mieux pour moins cher.
Après la crise, il y aura un peu un retour du balancier, un mouvement qui est déjà un peu commencé
, dit-il. Il donne en exemple le secteur du textile et du meuble, dont certaines entreprises ont recentré leurs activités au Québec après avoir vécu l'expérience chinoise.
Je crois que la première chose qui va changer et qui va favoriser une relocalisation, c'est la volonté des gouvernements à sécuriser les chaînes d'approvisionnement. On a vu à quel point on était vulnérables sur des approvisionnements de base comme l'alimentation, les produits pharmaceutiques, les médicaments ou les produits hospitaliers.
Jacques Nantel pense que, de tous les secteurs, c'est probablement dans l'alimentation qu'on va voir le plus de changements dans le sens d'une relocalisation. « C'est déjà commencé », dit-il.
La grande question, bien entendu, c'est de savoir si les consommateurs seront prêts à payer plus cher des denrées locales : Non, malheureusement pas. On le souhaiterait tous, sur une base émotive, mais les produits vont devoir avoir un avantage comparatif important s'ils sont plus chers. Soit ils ont une bien meilleure qualité, soit ils sont de qualité comparable, mais à un prix comparable
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M. Nantel croit que c'est tout à fait possible d'avoir des prix comparables dans le domaine de l'alimentation, où le Québec et le reste du Canada ont une grande expertise et des produits de grande qualité.
Produire localement a aussi des effets positifs sur l'environnement, tant du point de vue d'une production plus soucieuse du milieu que du côté du transport des marchandises.
C'est un argument qui va jouer à la marge. Ça ne sera pas un argument central, surtout dans les mois et les années à venir avec la forte récession qui est plus qu'importante, les consommateurs vont déjà avoir de la difficulté. Si on leur demande un prix supplémentaire pour des raisons nationalistes, patriotiques ou écologiques, ce sera beaucoup leur demander.
Jacques Nantel pense toutefois que cette crise peut faire naître un changement de mentalité des consommateurs… à une condition : Il faudra qu'on soit local ET performant! Il faut qu'on puisse offrir des produits à des prix acceptables. Il y a moyen de le faire, comme avec les tomates ou les laitues, et on peut aller beaucoup plus loin, mais de demander à des consommateurs d'acheter local et de payer un prix plus élevé, ça ne pourra pas fonctionner
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Jean-Martin Fortier, agriculteur : devenir les champions de la culture en serre respectueuse de la nature
Jean-Martin Fortier est de nature optimiste. Devenu une véritable vedette de l'agriculture alternative, il voit l'avenir du secteur agricole d'un bon oeil. Dans la jeune quarantaine, il dirige la production maraîchère à la ferme des Quatre-Temps et est l'auteur du livre Le Jardinier-maraîcher et coauteur de L’avenir est dans le champ.
Ce jeune agriculteur, qui défend l'idée d'une souveraineté alimentaire, pense que cette crise va vraiment favoriser une relocalisation de la production alimentaire.
Je pense que les choses vont changer, que l'attitude et le comportement des gens, individuellement d'abord puis collectivement ensuite, vont changer. En temps de crise où tout le monde est mobilisé et à l'écoute, d'avoir un premier ministre qui dit qu'on va "acheter Québec", qu'on va acheter local et qu'on doit encourager notre agriculture locale d'abord et avant tout, c'est un message très puissant. Et je sais que les Québécois sont très sensibles à ça.
Jean-Martin Fortier s'attriste de voir que plus de 40 % de la production agricole qui est consommée au Québec provient d'ailleurs, et que la production des grandes fermes québécoises soit surtout destinée à l'exportation. Pour réduire notre dépendance aux produits étrangers, il est d'avis que les autorités devront favoriser les circuits courts.
Avoir des fraises qui viennent de l'autre bout de la planète juste pour dire qu'on est capable d'en manger quand on veut, ce n'est pas durable
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Pour nourrir les changements nécessaires après la crise, M. Fortier plaide haut et fort pour le développement de l'agriculture de serre au Québec. Il est d'avis que cette crise va provoquer un grand mouvement vers ce mode de production.
Il en appelle à la participation d'Hydro-Québec dans ce nouveau modèle agricole, comme la société d'État l'a toujours fait avec les alumineries : Avec des tarifs préférentiels d'électricité, on pourrait produire des légumes qui ne demandent pas trop de chaleur et on pourrait devancer ou rallonger la saison pour d'autres produits. Sophie Brochu [la présidente d'Hydro-Québec] est réceptive à cette idée
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Des fraises locales en mai et des légumes du Québec en décembre, ce serait donc possible. Mais pour Jean-Martin Fortier, le modèle de la culture devra respecter un critère très important : la saisonnalité des produits. Un modèle qui respecte davantage le cycle naturel.
Ainsi, pas question de faire des fraises en janvier, ça prendrait trop de chaleur. Il affirme que le fait que des personnalités comme Ricardo Larrivée parlent de l'importance des produits de saison dans les recettes a une influence positive sur la population.
Jean-Martin Fortier affirme que le modèle de culture en serre à développer devra éviter la production de masse, comme en Espagne : Si on est pour favoriser ce type d'agriculture, il faut que ce soit des légumes diversifiés, de hautes valeurs nutritionnelles, et il faut que ce soit non polluant
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Jean-Martin Fortier est conscient qu'un changement de système des circuits longs aux circuits courts ne se fera pas du jour au lendemain. Mais il pense que cette crise est l'occasion rêvée pour donner l'impulsion à ces changements.
Il ne faut pas gaspiller cette crise
, dit-il.
Étienne Leblanc est journaliste spécialisé en environnement