La chute des prix du pétrole, la fin de l'idylle entre Riyad et Moscou

Le président russe Vladimir Poutine et le roi Salmane, d'Arabie saoudite, en octobre dernier
Photo : Reuters
Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Coronavirus, turbulences économiques et craintes des investisseurs : les facteurs sont nombreux lorsque vient le temps d'expliquer la chute des prix du pétrole, ces dernières semaines, mais la fin du mariage de raison entre l'Arabie saoudite et la Russie a donné un coup d'accélérateur à ce qui pourrait être le début d'une crise économique importante, selon plusieurs experts.
Réunis au sein de « l'OPEP+ », une déclinaison de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole à laquelle s'est adjointe la Russie depuis quelques années, Riyad et Moscou se sont brouillés à Vienne, vendredi, lors d'une réunion d'urgence.
Les pays membres (et la Russie) cherchaient à s'entendre pour réduire le rythme de production d'environ 1,5 million de barils de pétrole par jour, afin de resserrer les prix, dans la foulée de l'épidémie de coronavirus qui fait baisser la demande. La Russie a toutefois refusé d'aller de l'avant, ce qui a poussé l'Arabie saoudite à faire volte-face en ouvrant ses vannes.
Inondant le marché davantage, elle a donné le coup d'envoi de la chute qui était constatée dès dimanche soir, lors de l'ouverture des marchés asiatiques.
Nous avons été surpris de la décision de l'Arabie saoudite
, lance Clément Gignac, ancien ministre libéral responsable du Développement économique et aujourd'hui vice-président principal, gestionnaire et économiste en chef chez iA Groupe financier.
« Il faut reculer à la réunion de l'OPEP de vendredi dernier, qui a été un échec, et où la Russie a refusé de mettre l'épaule à la roue en coupant la production, et maintenant, nous avons une guerre de prix, une guerre de parts de marché, et l'une des baisses les plus spectaculaires jamais observées en plusieurs décennies. »
Nous avons une crainte qu'il ne s'agisse pas seulement d'une correction de 10 % ou 15 % [des cours boursiers], mais que nous ayons un marché baissier
, a poursuivi M. Gignac, en précisant qu'il était un peu trop tôt pour prédire si nous irons dans une récession mondiale
.
Ces chambardements économiques, et par extension géopolitiques, pourraient avoir un impact marqué sur l'économie canadienne, qui est la seule économie exportatrice de pétrole du sein du G7, et dont le budget pour l'année doit être présenté au cours des prochains jours, a encore mentionné Clément Gignac.
Les Américains dans la ligne de mire
Au cœur de ce nouvel affrontement mondial, on retrouve la production de pétrole de schiste aux États-Unis, qui déstabilise les alliances traditionnelles dans le secteur de l'énergie.
Comme le mentionnait le professeur Pierre-Olivier Pineau, de l'École des hautes études commerciales, à l'émission Tout un matin, sur les ondes d'ICI Première, il ne s'agit pas de la première occasion où cet afflux de pétrole de schiste, principalement en provenance du Texas, a provoqué un chamboulement mondial.
En 2014, a-t-il rappelé, l'Arabie saoudite avait donné un premier coup de semonce et augmenté sa production, faisant passer le prix du baril de pétrole de plus de 100 $ US à environ 40 $. L'idée consistait, dit M. Pineau, à rendre l'extraction de pétrole de schiste trop onéreuse pour le prix de revient du baril d'or noir.
La démarche n'avait pas fonctionné, à l'époque.
Cette fois, soutient-il, les conséquences économiques de cette nouvelle offensive saoudienne seront à la fois difficiles à prédire et très importantes dans beaucoup de pays
.
« À long terme, [l'Arabie saoudite] veut faire mal aux autres producteurs [pétroliers] pour qu'ils fassent faillite, et que d'ici quelques années, d'ici trois ou quatre ans, il y ait moins de producteurs de pétrole, ce qui leur permettrait de regagner plus de contrôle sur le marché et relever les prix pour en profiter. »
Dans le collimateur des Saoudiens, on trouve donc le pétrole de schiste américain qui, souligne M. Pineau, a permis au pays de l'Oncle Sam de se hisser à la tête du palmarès des pays producturs de pétrole, mais dont les revenus ne sont pas particulièrement importants, puisque le développement de cette industrie s'est produit en parallèle d'une baisse des cours.
[...] Nous sommes récemment remontés à un prix de 70 $ le baril, mais même à ce prix, les producteurs de pétrole de schiste n'étaient pas très rentables; alors, c'est certain qu'à 30 $ le baril, ils vont saigner de l'argent, il va y avoir de gros problèmes financiers, et il faut donc s'attendre à des faillites chez les producteurs américains
, prédit M. Pineau.
Il faudra voir, dit-il encore, si l'administration Trump volera au secours de ce secteur de l'économie en injectant des sommes d'argent pour aider les entreprises en difficulté.
La croissance économique américaine est largement due, depuis quelques années, au fait qu'il y avait du pétrole abondant [...], de l'essence pas chère, donc des consommateurs contents, en plus d'une industrie automobile qui fonctionnait très bien parce qu'il y avait beaucoup d'acheteurs. Là, ce cycle est brisé
, a poursuivi M. Pineau, qui met en garde contre davantage de conséquences économiques.
Qui flanchera en premier?
De passage à l'émission Midi Info, sur les ondes d'ICI Première, le professeur de l'Université de Montréal et spécialiste des questions liées à l'énergie, Normand Mousseau, évoque lui aussi l'importance pétrolière des États-Unis comme déclencheur de la crise actuelle.
Cela fait plusieurs années que les producteurs américains, avec le pétrole de schiste, augmentent la quantité de pétrole disponible; ils sont devenus les premiers producteurs mondiaux [en importance], et pour maintenir les prix élevés, l'OPEP et la Russie ont accepté de réduire la production
, a-t-il déclaré en entrevue à RDI Matin.
Selon lui, toutefois, le pays désirant faire plier les producteurs américains de pétrole de schiste n'est pas l'Arabie saoudite, mais bien la Russie. L'industrie pétrolière américaine est assez fragile, et la Russie a décidé de profiter de l'effondrement des prix pour mettre K.O. l'industrie américaine, afin de reprendre le contrôle des prix à moyen terme
, estime-t-il.
L'impact de la crise sera majeur
pour les pays dont l'économie dépend du prix du pétrole, ajoute le professeur. Et cette guerre de prix durera quelques mois, au moins, parce qu'une fois qu'on s'embarque là-dedans, c'est une question de qui cillera en premier
.
Il y a donc un aspect guerre des nerfs
au cœur de cet affrontement, selon M. Mousseau. Ainsi, lorsque Moscou affirme pouvoir très bien vivre
avec un baril de pétrole dont le prix tourne autour de 30 $ pendant 6 à 10 ans
, le professeur y voit un acte de bravade
.
Il faut prendre ces affirmations avec un grain de sel, parce que la Russie dépend fortement de ses exportations de pétrole et de gaz naturel, et le prix du gaz naturel a lui aussi chuté; donc, c'est beaucoup moins d'entrées [d'argent] pour la Russie. Évidemment, ils ne vont jamais dire qu'ils ne peuvent tenir que quelques mois, sinon les autres investisseurs vont le savoir, et se préparer.
L'impact du virus
L'épidémie de coronavirus, qui a entraîné plus de 110 000 infections et près de 3900 morts jusqu'à présent, a aussi forcé des millions de travailleurs chinois à se placer en quarantaine.
Sans travailleurs, les usines chinoises, responsables d'une bonne partie de la production de biens de consommation de la planète, tournent au ralenti, quand elles ne ferment pas carrément leurs portes. Cette baisse de régime s'est répercutée sur les exportations, qui nécessitent des combustibles fossiles, mais aussi sur la consommation intérieure des usines et autres infrastructures.
L'Agence internationale de l'énergie (AIE) revoyait ainsi, lundi, ses prévisions à la baisse en ce qui concerne la demande en pétrole. Le mois dernier, l'organisation tablait sur une hausse de 820 000 barils par jour pour l'année en cours. Cette fois, il pourrait plutôt s'agir d'un recul de 90 000 barils quotidiens, une première contraction depuis 2009.
Avec les informations de BBC, et New York Times