Envoyé spécial
Ces migrants que l’Europe ne veut pas voir
En 2015, Lesbos était la porte d’entrée de l’Europe pour des centaines de milliers de migrants. En 2020, l’île est un cul-de-sac fait de camps tristes et surpeuplés. Vue de Lesbos, l’Europe est hors d’atteinte. Plongée dans l’enfer de Moria.

Le reportage de notre correspondante Marie-Eve Bédard
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Une image ou un mot ne peut bien expliquer le plus grand camp de migrants d’Europe. Le visiteur y renifle trop de mauvaises odeurs, y voit trop de détresse, y ressent trop de frustrations.
Le mot enfer
, qui revient dans la bouche des migrants, ne suffit pas non plus pour décrire le camp de Moria. Le mot n’est pas assez précis. Il faut donc détailler. Détailler une réalité méconnue, ignorée de trop d’Européens.
Des images, le photographe peut en croquer par milliers en déambulant dans le camp surpeuplé. Il y a ces poissons qui cuisent lentement sous un feu de bois. Ces matelas de mousse gorgés d’humidité, trop froids pour y dormir.
En levant les yeux, il y a les sacs de plastique accrochés aux barbelés, les fils électriques qui courent dans toutes les directions, les vêtements mis à sécher là où ils peuvent tenir.
Au détour d’une tente couverte de plastique blanc, il y a ce jeune bambin en habit de neige, qui tente de se réchauffer devant une table de nuit en feu. Plus loin, cet homme qui crie aux passants.
Le long du ruisseau, il y a ces enfants qui grimpent aux rares oliviers encore debout. D’autres qui jouent aux billes au milieu d’un sentier boueux. Il y a ce pont de bois qui enjambe un ruisseau rempli de bouteilles vides, ces déchets qui s’empilent aux côtés des fruits à vendre.
Le camp de la honte
Des clichés, il y en a partout à Moria. Mais après un temps, il faut ranger l’appareil photo. Une nécessité. Parce que même si elles valent mille mots, ces images ne peuvent tout raconter.
Survivre à Moria, c’est vivre de petites indignations au quotidien : faire la queue pour un peu de nourriture, se laver dans une douche sale, uriner dans un pot sous sa tente, calmer le bébé qui réveille les voisins au milieu de la nuit.
Dans ce camp, les parents ont honte. Une honte difficile à photographier. Honte de ne pouvoir soigner leurs enfants, honte de n’avoir qu’un peu de riz froid à leur offrir. Honte de ne pouvoir les éduquer ou leur donner un jouet de plastique.
Honte, aussi, d’avoir tant risqué pour aboutir dans ce cul-de-sac. Honte au point de penser à la mort. Car une fois dans ce camp, le temps s’arrête. Ceux qui ont tant marché sur les routes de l’exil sont bloqués à Moria.
Bloqués parce que la bureaucratie grecque ne peut traiter ces milliers de cas dans les 25 jours initialement promis par l’Union européenne, 25 jours avant de savoir si la porte de l’Europe va finalement s’ouvrir devant soi.
Moria devait être un lieu de transition. Le camp est devenu une salle d’attente insalubre. Cette famille de Syriens pourra-t-elle rester en Europe? La réponse est promise quelque part en juin 2021.
Des conditions et des délais volontaires?
La situation est critique
aux yeux du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Son porte-parole pour la Grèce, Boris Cheshirkov, voit des bouchons à chaque étape
dans le système d’évaluation des demandes de protection.
Depuis 2015, la Grèce a accumulé un retard de 90 000 dossiers. Et les réponses ne viennent parfois qu’après 2 ans d’attente.
La situation est chroniquement mauvaise
depuis 2016, explique Boris Cheshirkov. Depuis que l’Europe a choisi de concentrer le traitement des demandes d’asile en quelques endroits sur son territoire.
Les infrastructures grecques n’ont jamais été à la hauteur. Elles se sont écroulées en 2019, où le nombre de demandes a doublé par rapport à 2018.
Depuis, un nouveau gouvernement a pris le pouvoir, avec une promesse de faire mieux. Mais ça ne vient pas assez vite
, déplore le porte-parole du HCR.
Le temps s’écoule très lentement à Moria. Au point où il n’est pas rare de croiser des gens immobiles, comme figés, déconnectés d’une réalité trop pénible. Difficilement imaginable.
L’Europe aussi montrée du doigt
Les Grecs ne doivent pas seuls porter le blâme pour l’horreur de Moria et des autres camps de la mer Égée. Ces camps sont en Grèce. Mais ils sont aussi en Europe.
Une Europe qui a offert des millions pour cette crise, mais qui a aussi renforcé ses frontières.
Une Europe de 500 millions d’habitants dans laquelle un million d’étrangers sont parfois présentés comme une menace existentielle.
Plusieurs pays européens ne veulent pas accueillir de migrants arrivant par la Grèce, l’Italie ou l'Espagne. Et ceux qui veulent en recevoir certains les acceptent au compte-goutte.
L’Europe a des ressources. Elle a des capacités. Il faut qu’elle se tienne aux côtés de la Grèce
, lance Boris Cheshirkov. Là encore, des changements ont été promis.
Pourquoi de si longs délais? Pourquoi des conditions si honteuses? Est-ce de l’incompétence? Une tactique de découragement?
Ces réponses, Arlette ne les connaît pas. C’est une Congolaise arrivée à Moria au début de l’année avec son fils de 16 ans. Elle s’abrite dans une petite tente mal protégée contre la pluie et le froid.
Elle désespère devant son fils qui demeure silencieux. Il ne va pas à l'école. Il perd son temps. Je m'inquiète pour son avenir. Je ne dors pas beaucoup.
Puis, la jeune femme cache son visage avec une main, les larmes coulent doucement.
Elle aussi a une question. Mais elle ne la pose pas, elle la murmure : On fait comment? On fait comment? On fait comment...?