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Boeing 737 MAX : une catastrophe annoncée

La course aux profits et la déréglementation ont contribué aux tragédies du 737 MAX.

Des secouristes fouillent les débris du Boeing 737 MAX qui s'est écrasé en Éthiopie, en mars 2019.

Des secouristes fouillent les débris du Boeing 737 MAX qui s'est écrasé en Éthiopie, en mars 2019.

Photo : The Associated Press / Mulugeta Ayene

Boeing a annoncé que la saga du 737 MAX lui coûtera très cher, soit plus de 18 milliards de dollars américains. Ironiquement, la réduction de coûts était au coeur de plusieurs décisions prises par l’avionneur, dont les conséquences se sont révélées fatales.

À 4 mois d’intervalle, 346 personnes - dont 10 Canadiens - ont péri dans les écrasements de deux Boeing 737 MAX flambant neufs en Indonésie et en Éthiopie. Un nouveau système ajouté à l’insu des pilotes, le MCAS, a fait plonger les deux appareils vers le sol en raison de sondes défectueuses.

La culture économique a pris le dessus sur la culture de la sécurité à tout prix, et ça leur a explosé au visage.

Une citation de Jean Lapointe, expert en aviation civile

Des courriels internes d’employés de Boeing, récemment divulgués à un comité du Congrès américain, suggèrent que l’avionneur était obnubilé par la réduction des coûts et l’augmentation de sa valeur en bourse pour les actionnaires.

« Tous les messages [de la direction] ne parlent que de respecter les échéances et non de livrer un produit de qualité », s’est plaint un employé dans un courriel. « Pourquoi le soumissionnaire le moins réputé a obtenu le contrat? Uniquement parce que c’était le moins cher », ajoute-t-il.

Un autre employé de Boeing décrit le 737 MAX comme un avion « conçu par des clowns qui à leur tour sont supervisés par des singes ».

L'ingénieure Cynthia Cole, une retraitée de Boeing, estime que la culture de l’avionneur - pourtant réputé pour la sécurité de ses appareils - a changé à la suite de la fusion de l'entreprise avec son rival McDonnell Douglas en 1997.

« Les gestionnaires de McDonnell Douglas étaient plus impitoyables, et tout était une question de résultats, il fallait réduire les coûts », dit-elle. « Ils n'ont pas suivi un bon modèle capitaliste. Ils ont été cupides, et ils ont placé les intérêts des hauts dirigeants au-dessus des intérêts des travailleurs, du produit et de la société en général. »

« Dans ce modèle d’affaires, personne ne dit non à la direction. Vous devez suivre l’échéancier prévu. Les dirigeants ne veulent pas de syndicats, de législateurs ou de fournisseurs qui leur disent non. C'est le modèle commercial de Walmart », estime Stan Sorscher, un physicien à la retraite qui a longtemps travaillé pour Boeing.

Des Boeing 737 MAX de la compagnie Southwest.

Des Boeing 737 MAX de la compagnie Southwest

Photo : Reuters / Mike Blake

Manipuler les autorités

Les messages internes de Boeing révèlent aussi les efforts déployés par l’avionneur auprès des autorités réglementaires afin de réduire au minimum la formation nécessaire pour piloter un 737 MAX.

Dans son matériel de marketing, Boeing promettait aux transporteurs aériens que le 737 MAX ne nécessiterait aucune formation en simulateur de vol pour les pilotes déjà formés sur l’ancien modèle. L’avionneur s’était même engagé auprès du transporteur américain Southwest Airlines à lui remettre 1 million de dollars américains par avion si une formation en simulateur de vol était jugée requise par les autorités.

Boeing assurait qu’une simple formation d’une heure sur un iPad était suffisante. Cette courte formation ne faisait aucune mention de l’existence du MCAS, un système destiné à éviter un décrochage, qui a été mis en cause dans les écrasements.

« C'était vraiment élémentaire et clairement insuffisant », constate Jean Lapointe, qui a été pilote de ligne pour un grand transporteur canadien.

Selon des courriels obtenus par le comité du Congrès américain, Boeing a même retiré les explications du MCAS qui se trouvaient dans le manuel des pilotes et a minimisé le rôle de ce système auprès des autorités, toujours dans le but d’éviter qu’une formation plus onéreuse soit imposée.

On peut parler d'une trahison, d'avoir brisé le lien de confiance qui est si important dans le monde de l'aviation.

Une citation de Jean Lapointe, expert en aviation civile

Dans plusieurs courriels et clavardages internes, le pilote en chef de Boeing, Mark Forkner, se vante d’avoir réussi à « manipuler la pensée » des autorités réglementaires afin qu’elles n’exigent pas de formation substantielle.

« Je veux souligner l’importance d’être ferme afin de s’assurer qu’une formation en simulateur de vol ne soit pas requise », écrit-il dans un courriel. « Boeing ne permettra pas que ça se produise. Nous allons faire face à toute autorité réglementaire qui tenterait de l’exiger. »

À Washington, des familles endeuillées montrent des photos de leurs proches disparus dans l’écrasement d’un Boeing 737 MAX.

À Washington, des familles endeuillées montrent des photos de leurs proches disparus dans l’écrasement d’un Boeing 737 MAX.

Photo : Getty Images / Alex Wong

Boeing était au courant

D'autres documents internes montrent que la société était au courant des défauts du système MCAS qui ont mené aux tragédies.

Dans une note de service de 2015, les ingénieurs de Boeing ont noté que le 737 MAX était vulnérable aux « défaillances de sondes avec le MCAS ». Lors des deux écrasements, des sondes défectueuses ont déclenché la mise en fonction du MCAS, faisant piquer du nez les avions à répétition.

Un autre document interne de Boeing montre qu'en juin 2018, Boeing savait que les pilotes n'auraient que quatre secondes pour reconnaître un raté du MCAS, et seulement dix secondes pour le corriger et pour éviter la catastrophe.

Un temps de réaction jugé trop court, selon Jean Lapointe. « Si on est entraîné [en simulateur de vol] à contrer cette urgence-là, il n'y aurait pas de problème. Mais quelque chose dont personne n'a jamais parlé, ça va prendre un temps d'analyse qui est beaucoup plus long que quatre secondes », dit-il.

Après le premier écrasement d’un 737 MAX en septembre 2018 en Indonésie, l’agence de réglementation de l’aviation civile aux États-Unis, la FAA, a diffusé un bulletin d'urgence informant pour la première fois les pilotes de l’existence d’un « système de contrôle de vol » qui pourrait entraîner « des difficultés à contrôler l'avion » et « un impact possible avec le sol ».

Au lieu de clouer tous les 737 MAX au sol, la FAA s’est limitée à émettre des instructions aux pilotes afin de désactiver le MCAS dans une situation d'urgence similaire.

Peu de temps après, en décembre 2018, la FAA a effectué sa propre analyse afin d’évaluer les risques liés au 737 MAX.

Tant que les failles du MCAS n’étaient pas rectifiées, la FAA estimait qu’il pourrait survenir plus d’une quinzaine d’écrasements sur la durée de vie de la flotte de 737 MAX, ce qui pourrait causer près de 3000 décès.

En dépit de ces statistiques alarmantes gardées secrètes, la FAA a choisi de maintenir les MAX en vol, selon les souhaits de Boeing. La FAA estimait que les instructions aux pilotes seraient suffisantes.

Pourtant, le deuxième écrasement - un vol d’Ethiopian Airlines - est survenu trois mois plus tard dans des circonstances similaires.

Les pilotes du vol 305 d'Ethiopian Airlines étaient donc au courant de l’existence du MCAS et de la procédure à suivre, mais Boeing ne les avait pas informés que le MCAS était si agressif et qu’ils n’auraient que quelques secondes pour réagir.

Ces pilotes ont manipulé deux interrupteurs pour désactiver le MCAS, comme le prescrivent Boeing et la FAA, mais l'avion volait déjà à grande vitesse, rendant impossible l’utilisation des manivelles manuelles pour tenter de reprendre le contrôle. Ils se sont retrouvés en plongée mortelle.

Boeing aurait dû faire preuve d’une plus grande transparence après le premier écrasement, estime l’ex-pilote Jean Lapointe.

Les informations qu'ils ont données à la communauté des pilotes professionnels, c'était toujours du bout des lèvres. Même si on avait la théorie, on n'avait pas exposé ces pilotes à la réalité de la puissance du MCAS. C'est beau des informations théoriques, mais vous ne volez pas un livre, vous volez un avion, dit-il.

Des Boeing 737 MAX immobilisés au sol à Seattle.

Des Boeing 737 MAX immobilisés au sol à Seattle.

Photo : Reuters / Lindsey Wasson

Le loup dans la bergerie

Si Boeing semble avoir ignoré les questions soulevées par ses propres employés au sujet du MCAS, les problèmes potentiels qui ont mené aux accidents auraient dû être ultimement identifiés par l’autorité réglementaire.

La FAA a la responsabilité de certifier le 737 MAX pendant son processus de conception et de fabrication. Or, une grande partie de cette surveillance a été déléguée à des salariés de Boeing en raison d’un manque d’experts à la FAA et afin de réduire les coûts.

« Il est clair que le pendule est allé trop loin du côté de la déréglementation », constate Dominic Gates, un journaliste d’enquête au Seattle Times. Selon lui, la FAA n’envoyait plus personne voir les avions, mais se contentait de réviser de la paperasse.

« À l’interne, des employés de la FAA voulaient conserver une part plus importante du travail de certification technique. Mais des gestionnaires leur ont dit non, ça va gêner Boeing. Il y a des gestionnaires à la FAA qui sont trop proches de l’industrie », dit-il.

Le commandant Jean Lapointe pense que ces deux accidents sont un tournant dans l’histoire de l'aviation. « De laisser certifier les nouveaux avions par l'avionneur et un gestionnaire, ça ne se fera peut-être plus jamais », estime-t-il.

Cette épineuse question de l’autoréglementation de l’industrie a été soulevée à maintes reprises lors d’audiences tenues à Washington en décembre dernier. Mais à ce jour, les règles n’ont pas changé. 

« Le système est défaillant », affirme le sénateur démocrate Richard Blumenthal. « La FAA doit cesser de déléguer ses responsabilités à l’avionneur, un système qui met le loup dans la bergerie et qui place la sécurité au second rang. »

Le sénateur Blumenthal tente de faire pression sur le gouvernement américain afin de redonner le financement et les compétences requises à la FAA.

Cependant, aucun sénateur républicain n’est prêt à coparrainer son projet de loi. Boeing a dépensé des millions de dollars en lobbying et en contributions pour les campagnes des politiciens américains.

« Le système n'est pas défaillant », a déclaré le nouvel administrateur de la FAA, Steven Dickson, lors de sa comparution devant le Congrès américain en décembre dernier. Il assure que le 737 MAX ne reprendra du service que lorsque la FAA sera certaine qu’il est vraiment sécuritaire.

Qui est responsable?

Le directeur général de Boeing, Dennis Muilenberg, a été congédié en décembre dernier en raison de sa gestion catastrophique de la crise. Mais il quitte l’entreprise avec des options d’achat d’actions et une retraite dorée d’une valeur de 62 millions de dollars américains.

Boeing a suspendu temporairement la production du 737 MAX et vient finalement d’accepter qu’une formation en simulateur de vol devienne obligatoire.

Le nouveau directeur général, Dave Calhoun, affirme que Boeing avait mal évalué comment des pilotes réagiraient en cas de problème et il nie que l’avionneur ait délibérément décidé de maximiser les profits aux dépens de la sécurité.

Aux États-Unis, une enquête du département américain de la Justice est en cours. De hauts dirigeants de Boeing seront-ils un jour tenus responsables? 

« Ces cadres supérieurs sont trop étroitement liés les uns aux autres. Ils ne se retourneront pas contre l’un des leurs », croit l’ingénieure Cynthia Cole. « Mais des gens sont morts, des gens qui ont des familles et dont les vies ont été écourtées. Même si Boeing paie des millions de dollars d’amende ou je ne sais quoi, où est la justice? »

Avec la collaboration d’Alex Shprintsen et de Paul Émile d’Entremont

Retrouvez tous les reportages de l'émission Enquête

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