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Les rêves brisés de travailleurs étrangers, privés d’emploi malgré d'importants besoins

Des travailleurs étrangers temporaires, recrutés par des entreprises québécoises, se retrouvent parfois sans emploi. Malgré de forts besoins, ils sont dans l’impasse, à cause de rigides règles fédérales.

La famille d'Andrès Marenco.

À l'image de cette famille colombienne venue l'an passé au Québec, des milliers d'étrangers arrivent dans la province comme travailleurs temporaires.

Photo : Radio-Canada

Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.

Les yeux d’Andrès Marenco brillent en évoquant son arrivée au Canada. Un rare moment de bonheur, en ce moment, pour ce trentenaire colombien arrivé au Québec l'hiver dernier avec sa femme et ses trois enfants.

Ce rêve de donner un meilleur avenir à [sa] famille n’aura cependant duré que quelques mois. Fin décembre, peu avant Noël, l’entreprise qui l’a recruté, Les Aciers Sofatec, lui annonce son congédiement. Les compétences de ce soudeur ne sont pourtant pas en cause. Faute de commandes suffisantes, la firme doit licencier du personnel. Des Québécois, mais aussi des étrangers, sont concernés.

Avec huit autres partenaires colombiens, tous recrutés en Amérique latine, ce père de famille se voit donc montrer la porte. Trois autres avaient pu conserver leur poste, au moment de notre rencontre avec Andrès Marenco.

Son entreprise, consciente de l’enjeu, a tenté de lui trouver un autre emploi, dans des firmes voisines. Les demandes sont nombreuses, puisque la province manque cruellement de soudeurs. Cependant, les conditions liées à son permis de travail l'empêchent d’occuper un autre poste et le contraignent à rester chez lui, à Sainte-Anne-des-Plaines. Sans salaire. Mais avec des prestations d'assurance-emploi, qu'il ne voit néanmoins pas comme un remède à cette situation.

« Venir au Canada, c’était comme un rêve. Je ne veux pas, comme immigrant, dépendre du gouvernement. »

— Une citation de  Andrès Marenco, un soudeur colombien
Un homme répond aux questions

Soudeur de formation, Andrès Marenco est arrivé de Colombie en février 2019, en compagnie de sa femme et de leurs trois enfants, âgés de 9, 7 et 3 ans.

Photo : Radio-Canada

Un programme géré par Québec et Ottawa

Le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) permet aux employeurs canadiens d’embaucher des étrangers pour combler des pénuries temporaires de main-d’œuvre et de compétences. Ce programme est géré conjointement par Ottawa et Québec. Une entreprise souhaitant en bénéficier doit au préalable faire parvenir aux gouvernements du Canada et du Québec une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT), pour confirmer qu’aucun travailleur canadien n’est disponible pour réaliser la tâche évoquée. Ottawa octroie par la suite à ce travailleur étranger un permis de travail fermé, dont la durée peut varier. L’ensemble de ce processus peut prendre de 6  mois à 9 mois.

Un nombre record de travailleurs temporaires au Québec

Cette histoire est loin d’être un cas d’exception. Alors que le Canada accueille de plus en plus d’immigrants permanents, qui peuvent librement changer d’emploi, le Québec emprunte une trajectoire inverse. Pour répondre aux besoins pressants de main-d’oeuvre, le gouvernement Legault mise particulièrement sur les travailleurs étrangers temporaires (TET).

Si le nombre d’immigrants permanents a sensiblement baissé, comme le promettait François Legault en campagne électorale, celui des travailleurs temporaires a atteint récemment un niveau record. Rien qu’entre janvier et septembre 2019 (les dernières données disponibles), près de 24 000 postes de TET ont été autorisés au Québec. On en comptait moins de 15 000 en 2014.

Quels métiers exercent ces travailleurs temporaires? Au Québec, on retrouve près de la moitié d'entre eux dans le secteur agricole. Ils viennent principalement du Mexique et du Guatemala, et devancent largement les ressortissants français, philippins et tunisiens.

Le nombre de soudeurs étrangers a de son côté explosé dans la province au cours de trois dernières années. On en dénombrait plus de 600 en 2019. Il y en avait moins d'une centaine en 2016.

Des situations légales

Dans le cadre de ce programme, les employeurs ne sont pas tenus de continuer d’employer un travailleur étranger pendant toute la durée de son permis de travail, à condition qu’ils respectent les lois du travail de la province lorsqu’ils licencient un travailleur, précise Béatrice Fénelon, porte-parole d'Immigration Canada. Cette dernière souligne qu'en cas de mauvais traitements, un immigrant temporaire peut également dénoncer son employeur.

Des règles strictes

Les règles entourant ce programme et ce visa de travail sont très strictes. Durant la durée du permis, généralement de deux à trois ans, l’employé est gelé avec son employeur pour la durée du contrat convenu, explique l’avocat en immigration, Hugues Langlais.

Dans les faits, un travailleur étranger a pourtant le droit de chercher un autre emploi s’il perd son emploi au Canada pendant qu’il a toujours un statut temporaire valide, nuance Immigration Canada, en précisant que celui-ci doit néanmoins obtenir « un permis de travail » avant de pouvoir commencer son nouvel emploi.

Cependant, reprend Hugues Langlais, un autre employeur ne peut l’embaucher directement, du jour au lendemain.

Qu’importe la raison, si un travailleur étranger perd son emploi, une autre firme souhaitant requérir ses services doit repasser par le même processus que l’entreprise qui l’a fait venir de l’étranger. Plusieurs mois d’attente sont nécessaires.

« C’est un parcours qui est long, ardu, complexe. Il faut convaincre l’employeur d’embarquer dans une mécanique qui est compliquée et coûteuse. On peut dire que c’est le parcours du combattant. »

— Une citation de  Hugues Langlais, avocat en immigration

Des changements réclamés

Des avocats, des organismes, des travailleurs étrangers, mais aussi des chefs d’entreprise réclament désormais, rapidement, des changements.

Ce qu’il se passe pour ces gens, c’est inconcevable, clame Denis Girard, directeur contrôle et qualité pour Tremcar. Basée à Saint-Jean-sur-Richelieu, cette entreprise a fait appel l’an passé à près d’une trentaine de soudeurs tunisiens.

Une usine de fabrication de citernes en aluminium, où on voit des pièces et des ouvriers.

L’entreprise Tremcar, à Saint-Jean-sur-Richelieu, a fait venir 28 soudeurs de Tunisie en 2019.

Photo : Radio-Canada

Mais en raison de problèmes d’intégration, huit d’entre eux ont été remerciés après quelques mois de service. Denis Girard a alors tenté, assure-t-il, de les aider à trouver un autre emploi. En vain.

« Ce ne sont pas des machines qu’on va chercher, mais des humains. On doit faire en sorte qu’ils puissent s’intégrer et rester avec nous. »

— Une citation de  Denis Girard, directeur de Tremcar

Ça peut arriver que des candidats ne puissent pas s’adapter au travail, mais il faut aussi voir la réalité des entreprises. Attendre 8 mois, c’est long. Les carnets de commandes peuvent changer, reprend Denis Girard.

Le milieu des affaires, dans un mémoire déposé l’été passé, a lui aussi demandé des assouplissements majeurs pour un programme qui n’a pas évolué dans le même sens que les besoins des employeurs.

Le processus devrait être simplifié et accéléré, avait notamment écrit la Fédération des chambres de commerce du Québec.

Le patron des Aciers Sofatec

Le patron des Aciers Sofatec, Robert Lauzon, dit avoir dépensé entre 15 000 $ et 18 000 $ pour faire venir au Canada chaque travailleur étranger de Colombie. Cette somme comprend notamment des frais administratifs (environ 1500 $), d'hébergement, de transport ou encore de formation. Malgré cet investissement, il souhaite davantage de flexibilité pour ces immigrants temporaires.

Photo : Radio-Canada

Ce sentiment est partagé par le patron des Aciers Sofatec, qui a embauché une douzaine de Colombiens. Devoir se départir de plusieurs d’entre eux, ça vient me chercher, affirme Robert Lauzon, qui avait été séduit par l’attitude, la personnalité et les habilités de ces ressortissants sud-américains.

Il certifie être prêt, dès qu'il le pourra, à les réembaucher.

En tant que chef d’entreprise, en tant que personne, il faut faire quelque chose. Je veux que ces familles vivent et aient du plaisir. Mais on a les mains attachées. On ne peut pas les prêter ni demander à une autre entreprise locale de les prendre en charge, regrette-t-il, en précisant avoir signé des chèques pour que les personnes licenciées puissent au moins aller à l’épicerie.

« Il faut trouver un moyen de les envoyer travailler ailleurs, on ne veut pas qu’ils restent chez eux. Il faut une ouverture au niveau des visas de travail. Je trouve ça absolument terrible de ne pas pouvoir les libérer. »

— Une citation de  Robert Lauzon, patron des Aciers Sofatec

Québec veut une simplification des procédures

Le gouvernement Legault, qui n’a jamais caché vouloir miser sur les travailleurs étrangers temporaires pour répondre à l’actuelle pénurie de main-d’oeuvre, réclame une simplification des procédures, notamment au niveau de l’étude d’impact sur le marché du travail, afin de faciliter et accélérer la venue de ces personnes. Des discussions en ce sens se poursuivent avec Ottawa, indique-t-on du côté de l’équipe du ministre Simon Jolin-Barrette.

Le travail au noir encouragé

Basée à Thetford Mines, Eva Lopez reçoit régulièrement des appels d’immigrants temporaires, sans solutions. Selon elle, la rigidité de ce programme est une atrocité.

Eva Lopez répond aux questions.

Eva Lopez, de l'organisme ICI, réclame des changements « dans l'immédiat, alors que les besoins sont criants ».

Photo : Radio-Canada

Ces personnes [lorsqu’elles perdent leur emploi] sont démolies. C’est tout un choc. Elles ont mis beaucoup d’espoir dans ce projet, et ce qui leur arrive, c’est très grave. Mais le plus grave, c’est que d’autres entreprises aimeraient récupérer cette main-d’oeuvre, mais elles ne le peuvent pas, déplore la directrice d’Intégration communautaire des immigrants (ICI).

En mettant ces travailleurs à la rue, on les expose à de multiples problèmes, comme du travail au noir ou des accidents de travail qu’ils vont devoir camoufler, avance-t-elle.

« Des entreprises qui ne peuvent pas les embaucher légalement vont encourager le travail au noir, car leurs besoins sont urgents. Si une entreprise veut survivre, elle doit faire appel à cette main-d’oeuvre. »

— Une citation de  Eva Lopez, directrice de l’organisme ICI

Selon les intervenants consultés par Radio-Canada, ce problème est susceptible de s'aggraver si aucune réflexion n’est entamée. Alors que des milliers de travailleurs temporaires mettent les pieds au Québec chaque année, il faut que quelqu’un agisse, souligne le patron des Aciers Sofatec, Robert Lauzon.

Une honte pour ces travailleurs étrangers

Rien n’oblige ces travailleurs étrangers à rentrer dans leur pays d’origine après leur licenciement. Leur permis reste valide jusqu’au terme prévu initialement. Sans emploi, ils pourraient être poussés à quitter le Canada, mais peu le feraient. Un sentiment de honte s’empare de ces immigrants, souligne Hugues Langlais. Le Canada a éclipsé le rêve américain, reprend Eva Lopez. On se vante dans ces pays lorsqu’on décroche une job au Canada. Retourner peut être très mal vu. La solution n’est pas de les mettre dans un avion, mais de récupérer leurs talents au bénéfice de la société québécoise.

Si on ne réagit pas rapidement, le problème va s'amplifier. Plus la pénurie va continuer, plus on va faire venir des étrangers et plus il y aura des gens qui vont vivre ce problème, imagine Denis Girard, de Tremcar.

L’idée d’une analyse du marché du travail régionale, plutôt que réalisée par chaque entreprise souhaitant embaucher un travailleur étranger, est par exemple avancée. Ainsi, les entreprises d’un même secteur n’auraient pas à entamer des démarches identiques pour faire appel à un immigrant temporaire, qui a été libéré par son premier employeur.

Si, dans une même région, [on] a besoin de 150 soudeurs, ça pourrait être une solution, croit l’avocat Hugues Langlais, qui espère surtout une réduction des délais de traitement.

De son côté, Andrès Marenco profite de cette période douloureuse pour apprendre le français. Veut-il rester au Canada? Mais oui, glisse-t-il, en riant, dans la langue de Molière. Avec un nouveau rêve en tête : devenir résident permanent.

Avec la collaboration de Pablo Gomez Barrios

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