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Voir Haïti, penser mourir, photographier l'horreur

Le photojournaliste Ivanoh Demers est à Port-au-Prince le 12 janvier 2010 quand frappe le séisme d'une magnitude de 7,3 qui fera près de 225 000 morts et plus de 1,5 million de déplacés en Haïti. Voici son histoire.

Des maison et édifices ont été fortement endommagés par le séisme en Haïti.

Le séisme du 12 janvier 2010 a causé énormément de dégâts en Haïti.

Photo : Ivanoh Demers / La Presse

Prenez note que cet article publié en 2020 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.

Ivanoh Demers pianote sur son clavier, pieds nus dans sa chambre, au troisième étage du chic hôtel Villa Créole, à Port-au-Prince.

À l'extérieur, la ville est bruyante, animée, et les odeurs sont fortes, nombreuses. Bref, un p'tit mardi.

Nous sommes le 12 janvier 2010, en fin d’après-midi.

Ce cuisinier devenu photoreporter visite Haïti pour la première fois. Avec sa collègue Chantal Guy, ils doivent produire pour le quotidien La Presse une histoire feel good sur l’enfant chéri du pays, Dany Laferrière. Du bonbon.

Hier, ils se sont baladés dans la capitale en compagnie de l’écrivain. Demain, ils partent à la rencontre de sa mère et de sa famille, au nord. Ils ne s'y rendront pas.

Un homme se trouve devant un monument.

Dany Laferrière pose au Champ de Mars, à Port-au-Prince, le 11 janvier 2010. Le parc deviendra un camp de réfugiés dès le lendemain.

Photo : Ivanoh Demers / La Presse

Clac. Des plaques tectoniques se touchent. En moins de temps qu’il n’en faut pour dire goudougoudou – l'onomatopée la plus populaire en Haïti pour évoquer le séisme de 2010 –, le rêve devient cauchemar.

Nous sommes le 12 janvier 2010. Il est 16 h 53.

***

On pense à tort qu’un tremblement de terre, c’est comme dans les films, que ça commence tranquillement, mais ce n’est pas comme ça, explique Ivanoh, maintenant photojournaliste à Radio-Canada. C’est une explosion. La télé a revolé six pieds au-dessus de ma tête, le bahut de près de 2000 livres est tombé par terre, les vitres ont volé en éclats. Tout a pété en une seconde.

Dehors, les palmiers oscillent tels des danseurs de kompa. À l’intérieur, le sol est jonché de débris.

Ivanoh fonce vers la porte. Premier réflexe. Il se blesse aux pieds, change d’idée. J’ai pris quand même 4-5 secondes pour mettre mes souliers.

Il court comme il n’a jamais couru. Entre l’escalier et lui, 30 mètres. Le plancher bouge, non, il ondule comme une vague. Littéralement.

Je n’oublierai jamais ce plancher. J’y ai rêvé pendant des années.

Un étage. Deux étages. Trois étages. Ça commence à tomber, t’entends des bruits, ça tremble.

C’est la course contre… contre quoi, Ivanoh? Contre tu ne sais pas trop quoi.

Il franchit la porte de l'hôtel, se réfugie sous un palmier, à quelques mètres du bâtiment. Deux Haïtiens se tiennent près de lui. Tout de blanc vêtus, ils regardent le ciel, agitent les bras et crient : Jésus, Jésus, Jésus!

C’en est trop. J’ai crié "Tabarnak, ça va faire!" Pis ça c’est arrêté.

Entre ce juron bien senti et les blessures aux pieds, 35 secondes s’écoulent.

Je serais curieux de savoir combien de temps ça me prendrait aujourd’hui.

De nombreux débris jonchent le sol.

Le Villa Créole a subi des dommages, mais ne s'est pas effondré.

Photo : Ivanoh Demers / La Presse

***

16 h 54. Haïti vient de vivre 35 secondes d’horreur. Ivanoh passe de journaliste à survivant.

Les réflexes. Retrouver Chantal, sa collègue. Quand t’as vu les planchers bouger, ça te tente moins de remonter. Mais il se lance. Pas le choix.

L’immeuble ne s’est pas affaissé. Un étage. Deux étages. Trois étages. Chaaaaantaaaaal!

Elle est là, en un seul morceau, devant sa chambre. Qu’est-ce qu’on fait?

Il ramasse son ordinateur et ses appareils photo. Son passeport est déjà dans ses culottes. Je suis un gars bin safe là-dessus.

Dehors, un Américain – vétérinaire de profession – soigne du mieux qu’il peut ceux qui se trouvent devant le Villa Créole. Il donnait des ordres. "Va chercher des chaises près de la piscine, va chercher des draps et des oreillers." J’ai obéi.

Des gens se tiennent près des ruines.

Cet hôpital situé tout près du Villa Créole s'est effondré lors du séisme. Le réflexe des blessés était de s'y rendre, ce qui les amenait à passer devant l'hôtel où se trouvait Ivanoh Demers.

Photo : Ivanoh Demers / La Presse

18 h. La nuit tombe. L'obscurité s'installe. Seuls les phares de voitures illuminent la ville. Et toujours aucune photo pour Ivanoh. On aidait les gens, Chantal et moi.

20 h. Il remarque, à quelques dizaines de mètres d'où il se trouve, qu'une jeep de l’ONU – munie, il le sait, d’un téléphone satellite – arrive à se frayer un chemin dans une Port-au-Prince éventrée. Il court, cogne, convainc. Il a 60 secondes.

J’ai appelé La Presse, je n’étais pas pour appeler ma mère! La conversation est enregistrée. Quand je l’ai réécoutée, j’ai compris. J’étais hystérique. Je hurlais. J’étais complètement incohérent.

La rédaction déniche rapidement un certain Jean-François Labadie, un Québécois installé à Port-au-Prince qui, surtout, a une connexion Internet fonctionnelle.

21 h. Ivanoh est assis en pleine rue, devant l’hôtel. On l'appelle avec force : Ivanooooooh Deeeeeemeeeeeers. C’est Labadie.

Le survivant a maintenant accès à Internet. Je me sentais comme Dennis Hopper à la fin d’Apocalypse Now. Il y a des corps partout et tu es encore vivant, avec ton appareil photo et ton bandana. Tu marches. Superman.

***

Ce sentiment ne le quittera pas pour 72 heures. J’ai été sur un high pendant trois jours. C’est un des symptômes du syndrome de stress post-traumatique, je l’ai su après.

Ils naviguent dans la ville tant bien que mal et arrivent chez Labadie vers minuit. L'endroit est intact, préservé de la catastrophe. Ivanoh se branche, envoie 11 photos, et pas les moindres, à la rédaction de son journal.

Gros blanc d'un garçon dont le chandail blanc est maculé de sang.

Cette photo du jeune Samson Descat prise quelques heures à peine après le séisme a fait le tour du monde.

Photo : Ivanoh Demers / La Presse

Sept heures et des poussières après la tragédie, ce sont, à peu de chose près, les seules images disponibles sur la planète (car il y a aussi celles du photographe haïtien Daniel Morel).

Les plus grands quotidiens du monde ont tôt fait de contacter La Presse. Du New York Times au Guardian, on se les arrache.

Une des photos d'Ivanoh Demers sur la une du site du New York Times.

Une des photos d'Ivanoh Demers en une du site du New York Times.

Photo : Capture d'écran du site du New York Times, 13 janvier 2010

Chez Labadie, en retrait de la catastrophe, il arrive tant bien que mal à s’assoupir, dehors, sur le balcon. Trop peur pour entrer. J’ai peut-être dormi une heure, à terre, habillé, souliers aux pieds et lunettes sur le torse.

Il vit son high. Le premier jour, c’est le choc. Le deuxième, c’est Jésus, c’est zen. Le troisième, c’est la colère, l’odeur.

Ivahoh Demers discute avec un soldat à quelques pieds d'un hélicoptère.

Ivanoh (à droite) souhaite tout photographier. Quand il repère un hélicoptère, il tente d'y embarquer. Le pilote accepte, mais lui indique qu'il s'en va en République dominicaine. Ce ne sera pas pour aujourd'hui.

Photo : Jean-François Labadie

Le jour 2 commence. Il déambule, prends des tonnes de photos. Sa route le mène au Montana, l'hôtel le plus luxueux de la capitale. Le bâtiment, complètement affaissé, n'est plus que ruines. Les victimes y sont nombreuses. J’arrive là en short et t-shirt blanc. Des gens sortent des décombres. Moi, j’y rentre. Je shoote, shoote, shoote. Sans arrêt.

Un homme tient une corde et grimpe sur les débris.

Les ruines du somptueux hôtel Montana. Selon des témoignages, l'établissement de cinq étages était occupé à 95 % lors de la tragédie.

Photo : Ivanoh Demers / La Presse

De derrière son appareil, il assiste à la mort d’une jeune fille. Elle aussi, j’y ai rêvé longtemps.

Deux secouristes s'affairent autour d'une jeune fille étendue par terre.

Cette jeune fille a été gravement blessée dans l'effondrement de l'hôtel Montana. Quelques secondes après cette photo, elle rend l'âme.

Photo : Ivanoh Demers / La Presse

Superman s’épuise. Les larmes, sa kryptonite. Elles montent de plus en plus.

Michèle Ouimet, une collègue d’expérience, le rejoint. Michèle, qui a tout vu ou presque dans sa carrière, s'inquiète pour lui. Elle a appelé le boss pour lui dire de me sortir de là. L’élastique allait péter, elle le savait.

Sept jours après le séisme, Ivanoh et Chantal sont à bord d’un Hercules. Direction le Québec, entourés de Blancs et de Noirs qui gémissent, crient, souffrent.

***

Deux mois d’arrêt de travail et sept ans de cauchemars. Physiquement, j’ai tremblé pendant un an. La nuit, ma blonde me tenait la main, me calmait.

Cinq fois il y retourne, dont une avec sa douce moitié. Closure. Quand elle a vu la piscine du Villa Créole, elle l’avait déjà vue. Ça lui a fait du bien.

Dix ans plus tard reste une profonde empathie pour les Haïtiens. Je les trouve tellement tough, tellement résilients, tellement courageux.

Le 12 janvier prochain, Ivanoh sera à la Maison d'Haïti, à Montréal.

Et je vais y retourner, c’est sûr.

À lire aussi dans notre série sur le 10e anniversaire du séisme en Haïti :

Notre dossier Haïti, dix ans après le séisme

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