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10 ans après le séisme en Haïti : « Mes blessures ne sont pas encore cicatrisées »

Comme des milliers d'autres Haïtiens, Christ-Moïse Léon, qui a entamé une nouvelle vie au Canada, porte encore les stigmates psychologiques d’une journée d'horreur.

Une rue de Port-au-Prince dévastée par le violent tremblement de terre du 12 janvier 2010

Une rue de Port-au-Prince dévastée par le violent tremblement de terre du 12 janvier 2010

Photo : Reuters / Daniel Aguilar

Ce jour-là, le 12 janvier 2010, Christ-Moïse, alors âgé de 16 ans, se trouvait dans une école de Port-au-Prince en compagnie de quelques amis avec lesquels il préparait les examens du gouvernement.

Puis, soudain, ça a tremblé. Sur le coup, je n’ai pas réalisé que c’était un tremblement de terre. Tout d’un coup, c’est devenu tout blanc, les bâtiments commençaient à tomber autour de moi, le bâtiment dans lequel j’étais est tombé [partiellement] , se remémore-t-il en entrevue téléphonique à Radio-Canada.

Alors que ses amis couraient partout, lui était resté sur place, comme figé par la frayeur. Quand j’ai fini par réaliser [ce qui se passait], l’endroit où j’étais était rempli de gravats, rendant difficile toute possibilité de se mouvoir.

Il a dû attendre que ça passe complètement avant de sortir du bâtiment qui était effondré à moitié.

Christ-Moïse Léon (troisième à partir de la gauche) avec ses amis en Haïti, en 2013

Christ-Moïse Léon (troisième à partir de la gauche) avec ses amis en Haïti, en 2013.

Photo : Christ Moïse

Radio-Canada souligne le 10e anniversaire du séisme en Haïti :

Cet article est le premier d'une série d'autres qui seront publiés tout au long de la semaine. Nous vous proposerons également des reportages et des entrevues réalisés par nos journalistes dépêchés en Haïti.

Haïti, dix ans après le séisme : un pays blessé, mais vivant

Consulter le dossier complet

Une rue de Port-au-Prince dévastée par le violent tremblement de terre du 12 janvier 2010

Comme ses amis, Christ-Moïse en est sorti indemne, une chance que n’ont pas eue près de 300 000 autres Haïtiens dont la vie a été foudroyée par le violent séisme. Sain et sauf, mais, 10 ans plus tard, ses plaies sont restées béantes et le drame resurgit par moments dans sa nouvelle vie canadienne.

Le jeune homme dit avoir pensé à sa mère dès les premiers frémissements de la terre. Ses parents travaillaient dans un atelier de confection de vêtements qu’abritait une vieille bâtisse, distante d’une vingtaine de kilomètres de l’école où il se trouvait.

Il fallait donc parcourir à pied cette distance, dans un environnement devenu brusquement apocalyptique. Les rues étaient déjà remuées, jonchées de débris, de ferrailles et de… morts. C’était vraiment infernal, il y avait des bâtiments [effondrés], des corps, des personnes en train de pleurer, dans la rue à crier, en sang.

Arrivé sur les lieux, il constate rapidement que le bâtiment était complètement tombé, mais cela n’entame en rien son espoir, car il pense que ses parents ont eu le temps de sortir de l’atelier. Je me suis alors mis à crier dans la rue, à les appeler, à demander à du monde s’ils ont vu mes parents, parce qu’il y avait plein de monde dans la rue, raconte-t-il.

Tout le monde était en train de crier, à chercher quelqu’un, à essayer de trouver un refuge.

Une citation de Christ-Moïse Léon, rescapé du tremblement de terre en Haïti

Pas question de pénétrer dans ce qui restait de l’édifice, les répliques du séisme en dissuadaient les plus téméraires.

Capture d'une vidéo montant une femme et son enfant, rescapés du séisme, dans une rue de Port-au-Prince.

Capture d'une vidéo montant une femme et son enfant, rescapés du séisme, dans une rue de Port-au-Prince.

Photo : Reuters / Reuters TV

« Je me suis accroupi… et j’ai vu le bras de mon père »

Le jour déclinait et il fallait trouver un endroit sûr où ériger un abri de fortune pour se réfugier. Pendant la nuit, j’avais espoir que mes parents étaient sortis et étaient perdus dans la foule.

Dès le lendemain matin, il s’empresse de se rendre à l’atelier où devaient se trouver ses parents. Il se fraye alors un chemin dans les entrailles de la bâtisse en ruines et fouille des yeux les lieux avant de faire la macabre découverte.

Je me suis accroupi en dessous des gravats et j’ai vu le bras de mon père, soupire-t-il, des trémolos dans la voix.

Puis, le silence à l’autre bout du fil. Et, très vite, un sanglot profond que Christ-Moïse a de la peine à réprimer. S’ensuivent d’autres, saccadés et tout aussi déchirants, telles des répliques d’une secousse émergeant des abysses d'une âme tourmentée.

Il parvient, après quelques instants, à contenir son émotion et à poursuivre son récit. C’est la première fois [en 10 ans] que je raconte ça dans les détails, admet-il.

Le jeune homme n’était pas au bout de ses peines. Après avoir confirmé la mort de ses parents, il devait maintenant les extirper des amas de gravats et ne pouvait pas compter sur l’aide des autorités, complètement dépassées par les événements.

Il ne pouvait pas non plus s’y aventurer rapidement, en raison des répliques persistantes et de l’état du bâtiment, dont certaines parties qui n'étaient pas encore à terre risquaient de s’écrouler.

Il aura fallu un mois de patience et de travail, avec la force de ses bras et la solidarité de ses amis, pour extraire les deux corps des décombres.

Leur enterrement, aussi douloureux fût-il, l’aura tout de même aidé à commencer à faire [son] deuil, contrairement à des centaines d’autres sinistrés qui n’ont jamais retrouvé leurs proches.

Dans pareille tragédie, on se console comme on peut.

Une pancarte indique la présence de corps sous les décombres d'un immeuble effondré à Port-au-Prince, le 19 janvier 2010.

Une pancarte indique la présence de corps sous les décombres d'un immeuble effondré à Port-au-Prince, le 19 janvier 2010.

Photo : Reuters / Wolfgang Rattay

« On essayait de survivre »

Après l’inhumation commence une période d’errance dans les dédales d’une ville chaotique, dont le séisme a révélé l’ampleur et la laideur de la misère qui la rongeait.

Un sac en bandoulière, il traîne dans les rues de Port-au-Prince avec ses compagnons d’infortune, à la recherche d’une pitance.

Je dormais dans la rue, tout le monde dormait dans la rue. J’avais juste un sac, il y avait des draps dedans, puis je passais la journée à chercher à manger. On essayait de survivre.

Une citation de Christ-Moïse Léon

De ses déambulations quotidiennes, Christ-Moïse garde le souvenir d’une cité qui avait du mal à se relever du désastre qui l’affligeait et où la mort rôdait dans ses moindres recoins.

Je me rappelle, dans une rue où je passais, deux ou trois mois après [le séisme], il y avait encore une maison où je pouvais me tenir dehors et regarder à l’intérieur et voir les morts sous les gravats. Plusieurs mois après.

Après un court séjour sur les hauteurs de la capitale, Christ-Moïse revient dans la ville malmenée, où flotte encore l’odeur des corps en décomposition, prisonniers des ruines. Les travaux de déblaiement et les opérations de sauvetage piétinent et présagent d’une longue convalescence.

Plusieurs mois plus tard, le collégien a pu regagner la maison familiale, qui a tenu tête tant bien que mal aux secousses, et il s’y est à nouveau installé. Il a aussi repris les études et la fréquentation assidue d’un centre culturel, auquel il est encore reconnaissant, avant d’être embauché plus tard dans une bibliothèque.

Moi, personnellement, ce qui m’a vraiment aidé, c’est mon environnement où j’ai évolué, où j’avais des activités socioculturelles, parce que les gens m’ont accompagné, m’ont conseillé, supporté.

Une citation de Christ-Moïse Léon
Christ-Moïse Léon, aujourd'hui âgé de 26 ans, est arrivé au Canada en 2014, quatre ans après le séisme qui a ravagé son pays d'origine.

Christ-Moïse Léon, aujourd'hui âgé de 26 ans, est arrivé au Canada en 2014, quatre ans après le séisme qui a ravagé son pays d'origine.

Photo : Christ Moïse

C’est dans le tumulte de la tragédie qui accablait son pays que Christ-Moïse reçoit, un jour, l’appel de sa tante établie au Canada, qui lui proposait de le parrainer. Après quelques années d’attente, ce fils unique rejoint en 2014 la sœur de sa mère à Ottawa, où il vit encore.

Diplômé en administration des affaires, l’homme de 26 ans travaille aujourd’hui dans une compagnie d’assurances et s’apprête à goûter aux joies de la paternité.

Avec ma nouvelle famille, j’essaye d’ouvrir un nouveau chapitre de ma vie. Ça aurait fait plaisir à mes parents que j'aie un enfant, mais, malheureusement, ils ne le verront pas. Je vais me concentrer sur moi-même, sur ma famille, continuer à aller de l’avant, saisir chaque opportunité comme je l’ai toujours fait après le tremblement de terre. Je vais continuer aussi, dans la mesure de mon possible, d’apporter mon aide à chacun qui en a besoin.

Un quartier de Port-au-Prince complètement démoli après le séisme du 12 janvier 2010.

Un quartier de Port-au-Prince complètement démoli après le séisme du 12 janvier 2010.

Photo : Reuters / Photo Logan Abassi/Handout

« Le travail psychologique n’a pas été fait »

Même s’il est globalement satisfait de sa nouvelle vie, le néo-Canadien se surprend à vivre ce qui semble être l'effet post-traumatique de son cauchemar haïtien.

Quand je suis venu ici [au Canada], j’ai commencé à réaliser que j’avais beaucoup de choses à l’intérieur que je n’ai jamais laissées passer, que je n’ai jamais discutées et quand même, quand j’y pense, elles me font mal.

Des fois, je me prends à pleurer. Ça doit vraiment toucher quelque chose de profond à l’intérieur de moi pour que je me mette souvent à pleurer. J’ai réalisé que, moi, mes blessures n’étaient pas encore cicatrisées; je ne sais pas si elles le seront un jour.

Une citation de Christ-Moïse Léon

Ce qui devait être fait pour nettoyer ces blessures, le travail psychologique, n’a pas été fait sur le peuple, n’a pas été fait sur nous en général, plaide Christ-Moïse, qui est retourné trois fois en Haïti.

Il se souvient particulièrement de son retour en 2016. C’était la première fois qu’il voyait son pays du haut des airs, puisqu’il n’avait pas pu le faire lors de son voyage initial en avion, à destination du Canada, excité qu’il était par son baptême de l’air.

Quand j’étais dans l’avion, en descendant, j’avais un peu de tristesse dans mon cœur. J’étais à la fenêtre, je pouvais voir mon pays. Et là, j’avais vu que deux ans après, il n’y avait aucun changement et que le pays était complètement détruit, se rappelle le jeune Ontarien.

Il confirmera ce constat en marchant dans les rues de Port-au-Prince, où des immeubles effondrés étaient demeurés dans le même état plusieurs années plus tard. Le visage amoché de la ville, sa pauvreté criante, la rareté de l’eau potable, l’insécurité et l’insalubrité qui y régnaient n’avaient point changé, de l’avis de l’enfant du pays.

Et cela scandalise Christ-Moïse, outré de voir la population haïtienne, dans de larges proportions, privée des besoins les plus élémentaires, une décennie après le séisme.

Distribution de sacs d'eau à Port-au-Prince, trois jours après le séisme du 12 janvier 2010.

Distribution de sacs d'eau à Port-au-Prince, trois jours après le séisme du 12 janvier 2010.

Photo : Reuters / Kena Betancur

« Haïti doit se relever »

Ce n’est pas possible que les gens grandissent dans un pays où ils ne peuvent pas aller à l’école décemment, ce n’est pas possible qu’on se réveille dans un pays où un parent ne sait pas comment il va nourrir son enfant. Ce n’est pas possible qu’on soit dans un pays où l’enfant n’a pas accès à l’eau potable. Aujourd’hui, une femme enceinte va accoucher à l’hôpital et se ramasse sur un morceau de carton, à terre, dans l’hôpital, parce qu’elle ne peut pas payer les frais d’hôpitaux, elle ne peut pas aller non plus dans un hôpital décent, fulmine-t-il.

En plein 21e siècle, on ne peut plus vivre dans ces conditions en Haïti, c’est impossible! On ne peut plus demander ça à un peuple qui a vécu autant. Il faut commencer à penser à soulager le peuple, à lui donner ce dont il a besoin, les services sociaux, au moins la santé, l’éducation, l’eau potable. Que le pays commence à démarrer!

Une citation de Christ-Moïse Léon

Pendant ce temps, fait-il remarquer, une partie de l’élite politique vit dans le luxe absolu. Tout cela, avec les ressources de l’économie haïtienne, tout ce qu’on reçoit de pays amis. C’est des dirigeants corrompus qui prennent pour eux-mêmes et laissent le peuple dans l’ignorance, dans le besoin sale.

Des manifestants à Port-au-Prince réclament la démission du président Jovenel Moïse.

Des manifestants à Port-au-Prince réclament la démission du président Jovenel Moïse.

Photo : The Associated Press / Dieu Nalio Chery

Christ-Moïse veut qu’Haïti se relève, se prenne en charge et démarre, tout en apprenant de ses expériences, en misant sur la prévention et en investissant dans la santé, l’éducation, l’eau et l’infrastructure.

Mais pour ce faire, il faut vraiment un changement de système politique, un changement de gouvernement. Faisant écho au récent mouvement de protestation en Haïti, il prône une rupture radicale avec le régime actuel.

Comment est-ce que je vais dire à mon fils ou à ma fille que vous ne pourrez pas aller en Haïti, parce que le pays est très dangereux? Je ne veux pas dire ça à mon enfant. Tout mon souhait, c’est que ça change et que les gens se responsabilisent. Ils ne peuvent pas faire le travail? Qu’ils démissionnent, qu’ils fassent des élections justes et qu’une personne qui puisse prendre la relève prenne la relève et que le pays, finalement, commence à démarrer. Je ne veux plus voir de corrompus.

Christ-Moïse Léon (avec un chandail vert) avec des amis en Haïti, en septembre 2012.

Christ-Moïse Léon (avec un chandail vert) avec des amis en Haïti, en septembre 2012.

Photo : Christ Moïse

Notre dossier Haïti, dix ans après le séisme

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