Instagram a-t-il dépoussiéré la poésie?

Extraits de poèmes publiés sur Instagram
Photo : Instagram
Prenez note que cet article publié en 2019 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Longtemps boudée et considérée comme inaccessible, la poésie connaît depuis une dizaine d’années un regain d’enthousiasme chez les lecteurs et lectrices. Symptôme d’une « génération Instagram » ou transformation du genre? Un peu tout ça, disent trois spécialistes de la littérature.
Annabelle Moreau est rédactrice en chef de la revue Lettres québécoises; Caroline Scott, libraire chez Monet; et Vanessa Bell, journaliste et poète. Celle-ci vient d’ailleurs de publier De rivières, un premier recueil paru aux éditions La Peuplade. Toutes trois sont d’accord pour dire que la poésie est remise au goût du jour, et même qu’elle est un des styles les plus appréciés en ce moment.
Difficile toutefois de définir précisément d’où vient cette popularité soudaine. « On est un peu dans le questionnement de l’œuf et la poule, croit Annabelle Moreau. Il y a des maisons d’édition qui constatent qu’il y a plus de lecteurs de poésie. Des libraires le remarquent aussi, et on peut dire qu’il y a plus d’acheteurs. »
Je pense que la poésie circule davantage, qu’on l’a complètement dépoussiérée. Avant, c’était un peu lourd; c’était un peu comme si on lisait de la poésie par obligation. Mais il y a un regain et un vrai intérêt – un plaisir, même – chez beaucoup de jeunes lecteurs.
Selon la rédactrice en chef de Lettres québécoises, la vocation première du réseau social, soit celle qui consiste à publier des photos dans une esthétique léchée, en fait une plateforme « parfaite » pour promouvoir la poésie.
« Beaucoup de jeunes lecteurs avaient peur de lire de la poésie. Maintenant, elle se met en scène, notamment sur les médias sociaux, et c’est ce qui fait, je pense, qu’elle est de plus en plus attractive. »
Les réseaux sociaux ont rendu plus accessible un style littéraire qui n'a pas toujours été de l'ordre du « populaire » en soi, soutient de son côté Caroline Scott, de la librairie Monet. « La poésie a [malheureusement] une espèce de réputation élitiste, de [style] qu’il faut comprendre. »
Le phénomène Rupi Kaur
À 27 ans, la poète canadienne d’origine indienne Rupi Kaur voit son travail souvent cité en exemple pour illustrer cette popularité. Des fragments de poèmes de cette autrice publiés d’abord sur Instagram ont connu beaucoup de succès. Et cette réussite virtuelle est devenue littéraire. Deux recueils, lait et miel (milk and honey) et le soleil et ses fleurs (the sun and the flowers), ont été imprimés. Ensemble, ils ont été vendus à plus de sept millions d’exemplaires dans le monde.
« Il y en a qui vont dire que ce n’est pas du tout de la poésie, lance Annabelle Moreau. Ils vont dire que ce sont plutôt des pensées. »
On peut appeler ça un courant de la "poésie du témoignage", de la "poésie de l’intime". Mais vraiment, ça participe à ce mouvement sur les réseaux sociaux.

Les recueils de poèmes de Rupi Kaur ont été vendus à plus de sept millions d’exemplaires dans le monde.
Photo : Instagram
Vanessa Bell nuance pour sa part le phénomène Rupi Kaur, qui s’inscrit dans « l’époque des citations motivationnelles », des « Tumblr de ce monde » [Tumblr est un site web où plusieurs petits blogues mettent en scène des poèmes ou des textes d’humeur].
« Rupi Kaur, sur Instagram, ça a été un des vecteurs [du regain de popularité de la poésie]. Effectivement. Mais, en même temps, s'il n'y avait pas eu la mode des citations, Rupi Kaur, elle n’aurait pas "pogné". Il y a quelque chose qui tient de l’empowerment, mais il y a quelque chose qui tient de la facilité. »
C'est correct, parce qu'il faut parfois que ce soit facile pour que ce soit accessible. Mais je pense que pour un succès comme le sien, s’il a contribué [à un nouvel essor de la poésie], il y avait une certaine table qui avait été mise.
Instagram, un vecteur parmi tant d’autres
Mais si la poésie existe depuis des siècles, c'est qu'elle a réussi à survivre jusqu'à maintenant en s'adaptant à ses publics et en se transformant au gré des mœurs.
« Pour ce succès actuel, je pense que l’existence des maisons d’édition comme l'Écrou, comme Ta mère – qui publient, eux, de la poésie avec un style beaucoup plus éclaté –, contribue beaucoup. Avec les Véronique Grenier, Daphné B., Marie Darsigny, je pense que les jeunes se sont réapproprié une sorte de poésie, aidés par les éditeurs », avance Caroline Scott.
Au Québec, depuis les 10 dernières années, des espaces, des scènes et des lieux ont aussi été créés pour que la voix des poètes puisse être plus et mieux entendue.
Moi, je pense que la poésie s’est autodépoussiérée. Pour moi, en tout cas, quand je parle de renouveau de la poésie dans les 10 dernières années, je l’associe beaucoup plus à des gens et à des scènes qu’à Instagram.
Cette dernière avance l’idée qu’il existe désormais, tant dans l’écosystème de la poésie que dans la société, une plus grande accessibilité « à l’Autre ».
« Dans notre génération, on est parmi les premiers à avoir reçu une éducation en français et en anglais. On est aussi une des premières générations à avoir connu la cohabitation avec des immigrants et immigrantes de deuxième génération, ce qui fait qu'on a accès, tout d'un coup, à la poésie étasunienne non traduite, à la poésie anglo-canadienne... Et ça, ç’a débarré des possibles, parce que cette poésie est beaucoup plus narrative. »
Se faire voir (et lire) sur les réseaux sociaux
S’il y a une chose sur laquelle les trois femmes s’entendent, c’est qu’Instagram constitue bel et bien un espace de visibilité pour les poètes, sans toutefois garantir que la diffusion de poèmes se traduise en ventes d’ouvrages.
« Les gens, dorénavant, "s'autobrandent"; ils se créent un personnage. Ça ne tue pas la poésie. Pour moi, ça crée une poésie qui est différente », croit Annabelle Moreau.
« Ça brasse parfois les institutions, qui sont assez hermétiques, statiques, qui bougent très lentement. C’est comme si ça créait une nouvelle scène, complètement; avec ses auteurs, avec ses hashtags... Ça crée une scène, pas nécessairement en marge, mais une scène poétique qui est en ligne et qui amène la poésie complètement ailleurs. »

Des extraits de poèmes publiés sur Instagram
Photo : Instagram
Mais, avant tout, Caroline Scott estime qu’Instagram – ou les autres médias sociaux – a peut-être permis à ce que la poésie soit « moins élitiste ». « Ça n’enlève pas son sérieux; c’est juste que ça la présente d’une façon différente. »
Et même si elle concède qu’Instagram est une locomotive extraordinaire, par sa façon d’envelopper de « beau » et de mots-clics la poésie, Vanessa Bell reste prudente. « Ça peut être une belle plateforme, mais je vais le dire un peu platement : c’est une plateforme commerciale, pour se faire voir. »
Mais en bout de ligne, il faut éviter, selon elle, de tomber dans cette idée que la poésie, sur Instagram comme dans un recueil, est une finalité en soi.
Parce que la poésie se dépoussière quand on lui donne une voix. Qu'elle soit virtuelle ou imprimée sur papier.
Suggestions de comptes Instagram de poésie québécoise à suivre :
- Le mois de la poésie (Nouvelle fenêtre)
- Noémie PC (Nouvelle fenêtre)
- Jean-Christophe Réhel (Nouvelle fenêtre)
- Poètes de brousse (Nouvelle fenêtre)
- Mélodie Vachon Boucher (Nouvelle fenêtre)
- Maude Veilleux (Nouvelle fenêtre)
- Frédéric Dumont (Nouvelle fenêtre)
- Vanessa Bell (Nouvelle fenêtre)
- Pascale Gorry Bérubé (Nouvelle fenêtre)
- Alexie Morin (Nouvelle fenêtre)
- Poésie partout tout le temps (Nouvelle fenêtre)
- Poésie Postale (Nouvelle fenêtre)
- Rachel McCrum (Kicking.Paris) (Nouvelle fenêtre)
- La poésie partout (Nouvelle fenêtre)
- Fabrice Masson-Goulet (Nouvelle fenêtre)
- Marc-Antoine K. Phaneuf (Nouvelle fenêtre)
- Hector Ruiz (Nouvelle fenêtre)
- Daniel Leblanc-Poirier (Nouvelle fenêtre)
- Annie Lafleur (Nouvelle fenêtre)
En complément :
- Petit guide de survie pour s'initier à la poésie
- Instagram, lieu de rayonnement d’une génération de poètes
- Vanessa Bell : « En poésie, il faut maîtriser les règles avant d'y mettre le feu »
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