La vie après l’armée, le nouveau champ de bataille des femmes militaires
Trente ans après leur admission dans toutes les sphères de l’armée, les femmes doivent encore lutter, même retraitées, pour prendre leur place.

Le reportage d'Émilie Dubreuil
Photo : Radio-Canada / Frédéric Lacelle
Prenez note que cet article publié en 2019 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Les yeux d’Hélène LeScelleur s’embuent. Son beau visage se crispe.
- Ouf, ça vient tellement me chercher...
Elle est ailleurs, tout d’un coup, loin de la calme salle de classe de l’Université d’Ottawa où elle étudie maintenant et où nous la rencontrons. Son récit s’est interrompu quelques secondes. La voici replongée dans un deuil complexe et vif qui la submerge.
Hélène et l’armée, ça a été une véritable histoire d’amour. Le divorce est d’autant plus difficile. Il n’était pas désiré. Il signifie la perte d’un mode de vie, d’amis, mais surtout de son identité.
- Je ne sais plus qui je suis. Je ne sais plus qui je suis, répète-t-elle.
L’ex-commandant LeScelleur prend une grande respiration, regarde par la fenêtre, ravale la grosse boule de peine. Hélène, maintenant dans la quarantaine, n’a pas été habituée à exposer sa fragilité.
« J’ai évacué ma féminité pour devenir un soldat. Ni homme, ni femme, un soldat! »
Une photo d’elle en mission a été projetée sur le parlement, il y a quelques années, à l’occasion d’une exposition pour honorer les vétérans. Évoquer cet honneur la trouble. Elle ne peut contempler des photos d’elle en uniforme sans se troubler. J’aimerais encore être là, en kaki avec mes médailles
, dit-elle presque en chuchotant.
Pourtant, elle en a bavé, Hélène. Une mine a fait exploser son char en Afghanistan. Elle a vu des corps déchiquetés, des enfants calcinés. Elle connaît l’odeur de la peur, la perte d’amis au combat, le stress.
Comme les gars, en fait.
Mais, elle, elle a aussi subi ce patron qui n’aimait pas les femmes, les commentaires misogynes ou grossiers de certains collègues, des menaces de viols et le constant rappel qu’une femme doit faire la preuve qu’elle est aussi bonne, aussi forte, aussi capable que les gars. Une pression aux conséquences délétères.
« Quand je suis rentrée de l’Afghanistan, je ne dormais plus, je faisais des cauchemars, des sueurs nocturnes, de l’anxiété. J’ai bu. Beaucoup. J’étais suicidaire, mais je ne voulais pas consulter. »
Pourquoi ?
Elle ne voulait pas donner raison à ces hommes qu’elle a entendus toute sa carrière dire : Tu vois, t’es pas capable, t’es juste une femme!
Je ne voulais pas leur donner raison
, se souvient-elle.
Le fait qu’elle ait attendu avant de consulter a contribué à rendre son trauma permanent. Hélène ne pourra plus jamais travailler à temps plein.
Maintenant qu’elle ne porte plus l’uniforme, Hélène commence à s’autoriser à être une femme et elle se rend compte qu’être une femme vétéran, ce n’est pas tout à fait la même chose que pour ses frères d’armes.
L’armée, comme le ministère des Anciens Combattants, commence à peine à faire le même constat.
En juin 2017, Anciens Combattants Canada s’est finalement décidé à faire des analyses comparatives entre les sexes. C’est un des derniers ministères à avoir procédé à ce type de recherche. (En 1995, le gouvernement fédéral s’était pourtant engagé à ce que tous les ministères et les organismes fédéraux fassent des analyses basées sur les types de population.)
Les données sont donc récentes, parcellaires et... inquiétantes.
Les femmes vétérans sont plus pauvres que leurs collègues masculins après l’armée. Les femmes vétérans présentent, en moyenne, 1,8 fois plus de risque de suicide que les femmes canadiennes civiles. Les femmes vétérans rapportent une transition à la vie civile plus difficile que les hommes, elles ont plus d’incapacités, plus de problèmes de santé mentale.
Trente ans « d’aveuglement »
Ce n’est que cette année que le ministère des Anciens Combattants a décidé d’ouvrir le bureau de la condition féminine et des vétérans LGBTQ2 pour mieux appuyer les femmes vétérans dans leur transition à la vie civile.
Pourtant, cela fait déjà 30 ans que les femmes sont admises dans toutes les sphères d’activités de l’armée, dont les postes de combat. En 1989, le Tribunal canadien des droits de la personne ordonnait aux Forces armées canadiennes de faire de la place aux femmes. Et si on a ordonné à l’armée d’obtempérer, c’est qu’il y avait beaucoup de résistance.
Hélène Le Scelleur se souvient très bien de cette époque.
« Comme on était les premières, on n'a pas fait l’unanimité. Il y en a qui avaient l’esprit ouvert, il y en avait qui étaient contre et qui ne se gênaient pas pour nous le faire savoir. »
Julie Marcotte qui est devenue artilleur, en 1997, se souvient, elle aussi, de cette hostilité ouverte.
Un matin, un gars m’a donné un coup de poêle dans la face. Regarde sur cette photo-là, dit-elle, j’ai une grosse puck dans le front! On en a mangé toute une!
L’adversité vécue par les femmes dans une armée qui ne les désirait pas explique, peut-être, en grande partie, les difficultés vécues par celles-ci maintenant qu’elles l'ont quittée.
Maya Eichler est professeure associée à l’Université Saint-Vincent à Halifax. C’est une sommité universitaire au Canada en femmes vétérans
, un sujet qu’elle étudie depuis quelques années. Nous l'avons rencontrée il y a peu, lors d'un colloque à l'Université Queen’s portant notamment sur le retour à la vie civile des femmes militaires.
En 1989, l’armée n’avait pas le choix d’accepter les femmes. La réaction a donc été de faire comme si les genres n’existaient pas. On pourrait qualifier ça d’aveuglement de genre. Beaucoup de femmes se sont blessées parce que l’équipement n’a pas été adapté, même les uniformes n’ont pas été coupés pour le corps des femmes. Cet aveuglement genré s’est reflété dans les services aux vétérans.
L’histoire (terrible) de Julie
Plus de dix ans après avoir été démobilisée des Forces armées canadiennes parce qu’elle souffrait de migraines qui l’empêchaient d'y exercer ses nouvelles fonctions de contrôleur aérien, Julie, une jolie blonde souriante qui vient de fêter ses 40 ans, se retrouve à l’hôpital, paralysée. Les médecins découvrent qu’elle a le coccyx fracturé. Une vieille blessure qui date de ses premières années dans l’armée à la fin des années 90.
« Je suis tombée dans la boue. J’étais allée à l’hôpital militaire à l’époque, mais on m’avait dit : "Ben non, t’as rien ! Cesse de te plaindre". Les filles, fallait pas qu’on se plaigne! »
Julie a donc vécu avec cette blessure qui lui a causé d’affreuses souffrances. À peu près à la même époque où elle se retrouve à l'hôpital paralysée, elle interpelle le ministère des Anciens Combattants. La maigre pension de 96 $ par mois qu’elle reçoit depuis une dizaine d’années a été réduite de 10 $, et elle veut savoir pourquoi. On lui répond que, comme elle s’est séparée, elle a droit à moins.
C’est un système qui était conçu pour les hommes qui ont une femme à la maison, c’est incroyable
, s'insurge-t-elle.
Si elle reçoit si peu d’argent du ministère des Anciens Combattants, c’est que, comme beaucoup de femmes, Julie a quitté l’armée au début des années 2000 sans demander son reste, plus vite que prévu. Elle a connu la pauvreté, a dû se nourrir dans des banques alimentaires, se vêtir dans des magasins d’entraide.
« Je suis allergique aux hommes qui sentent la transpiration. Je ne peux supporter les lumières rouges. L’odeur du diesel me fait paniquer. »
Julie affirme avoir été victime de viols collectifs à répétition à l’arrière d’un camion lorsqu’elle se trouvait en exercice.
J’ai essayé de dénoncer, d’en parler, mais on m’a dit de me taire », me raconte-t-elle. « Tout le monde avait peur de celui qui était le meneur des viols. Il était en poste d’autorité.
Julie se souvient du premier viol. Mais très peu des autres. Ma psychiatre m’a dit que c’était normal.
Sa psychiatre lui a aussi expliqué que ses migraines n’étaient en fait qu’une forme de somatisation. Elles ont d’ailleurs disparu quand elle a quitté l’armée.
Aujourd’hui, Julie a droit à des services et à une pension qui lui permet de vivre décemment grâce à une femme attentive qui l’a aidée dans son parcours avec le ministère des Anciens Combattants, mais dix ans après sa sortie des Forces.
J’avais rien réclamé parce que je ne voulais plus rien avoir à faire avec eux. Elle m’a aidée à rectifier la situation.
L’impact des agressions sexuelles systémiques sur les femmes vétérans
En 2014, des journalistes des magazines L'actualité et Maclean's font éclater le scandale. Les agressions sexuelles dans l’armée font partie du quotidien des femmes et des hommes. Mais majoritairement des femmes.
L’enquête sur les inconduites sexuelles, commandée par l’armée, l’année suivante, le rapport Deschamps, révélera que 27 % des femmes militaires et 4 % des hommes ont été victimes d’agressions sexuelles lors de leur carrière militaire.
Ces agressions ont détruit des vies.
Elles ont aussi eu un impact sur les carrières des victimes : changement d’unité, libération prématurée, résistance à demander de l’aide à l’institution qui les a trahies, détruites de l’intérieur.
Ce fléau a sans doute eu un impact sur le revenu des femmes vétérans, mais on ne peut le chiffrer.
Dans une recherche publiée en 2016, la professeure Maya Eishler écrit qu'il n'y a pas de recherche canadienne sur les effets potentiels du harcèlement sexuel et des agressions sexuelles sur la santé et le bien-être des femmes vétérans et sur leur transition de la vie militaire à la vie civile
.
La spécialiste estime d’ailleurs que le ministère des Anciens Combattants devrait reconnaître les traumas engendrés par les agressions sexuelles comme une blessure de guerre en bonne et due forme au même titre que la surdité ou le syndrome de stress post-traumatique.
Vétéran, vétérane, anciens combattants au féminin?
L’an dernier, une étude de Statistique Canada révélait que le problème des inconduites sexuelles dans l’armée demeurait systémique.
En 2018, 900 membres des forces régulières de l’armée canadienne ont déclaré avoir été victimes d’une agression sexuelle dans le cadre de leurs fonctions au cours de l’année. En 2016, c’était 960. Donc, rien n’a changé ou presque.
Mais le rapport Deschamps a au moins contribué à éveiller l’armée et le ministère des Anciens Combattants à l’importance de tenir compte du genre quand on s’intéresse aux militaires. Et c’est donc à ce rapport que l’on doit les premières données sur ce qui affecte les femmes vétérans différemment.
D’ailleurs, dit-on vétéranes, femmes vétérans, anciennes combattantes?
Dans la littérature scientifique, on s’entend pour vétéranes, mais le mot est peu connu, peu utilisé dans le langage courant. Cette difficulté sémantique est le symptôme d’un autre problème qu’on a découvert chez les femmes vétérans.
Dans sa grande maison neuve, Annie Tétreault se sent seule, vide. Cette infirmière de soins critiques a été remerciée des Forces il y a deux ans, en raison de son syndrome de stress post-traumatique, cadeau de l'Afghanistan.
Sans un mot de reconnaissance.
Pas un seul merci. Elle qui a sauvé tant de vies.
Elle en pleure encore de détresse.
Dans la jeune quarantaine, Annie ne pourra plus jamais pratiquer son métier. Elle ne peut plus voir de sang, ne peut plus vivre de stress.
Je fais des cauchemars, je sens encore l’odeur de la mort, je revois les enfants qui ont explosé sur des mines. J’ai donné ma santé mentale à l’armée
, dit-elle la voix étouffée.
Mais à qui peut-elle parler de ça ?
« J’ai une amie qui a vécu la même chose que moi à qui je peux tout dire, mais c’est pas mal ça. Je me sens très seule dans ce monde de civils. »
Historiquement, les hommes militaires ont toujours eu des groupes de soutien, comme la Légion royale canadienne, mais la majorité des femmes ne se reconnaissent pas dans ce genre de mouvement dominé par les hommes.
En fait, la recherche démontre que les femmes ont plus de difficulté à s’identifier elles-mêmes comme vétérans, probablement parce que dans l’imaginaire collectif, un vétéran est toujours un vieux monsieur ou un monsieur tout court, explique la professeure Maya Eichler.
La société a encore de la difficulté à imaginer les vétérans en femmes, et les femmes elles-mêmes n’ont pas le réflexe de s’identifier comme vétérans, explique-t-elle. Elles ont aussi plus de difficultés à se lier avec des civiles, tisser des amitiés féminines à l’extérieur des Forces.
Annie Tétrault est entrée dans l’armée jeune fille. Je n’ai pas été agressée
, précise-t-elle.
Elle a fait la Bosnie, l’Afghanistan à quelques reprises et la mission en Haïti après le tremblement de terre.
Aujourd’hui, elle travaille gratuitement et à temps partiel pour une pharmacie près de chez elle. Cette activité l’empêche de perdre la boule, dit-elle. Ses collègues sont gentils, ses clients aussi. Mais ils ont une vie à l’extérieur du travail.
Ce ne sont pas des liens comme dans l’armée, où ta vie dépend de tes collègues. Ça me manque, cette camaraderie profonde qu’on ne trouve que dans l’armée.
Ses yeux trahissent son désarroi. Je ne sais pas comment vivre sans mon uniforme
, me confie-t-elle.
Elle retrouve le sourire.
J’ai une plaque de vétérans et je suis certaine que les gens pensent que c’est la voiture de mon chum
. Son sourire est un peu sardonique, un peu moqueur, mais surtout triste. Le rapport des femmes avec l’armée est si complexe.
« L’armée, ça a donné un sens à ma vie. Et maintenant, je me demande pourquoi je me lève le matin. Je ne sais pas pourquoi je me lève le matin. »