L'exceptionnelle révolte des Libanais

Un cordon humain établi par des femmes pour séparer les manifestants des soldats dans la région de Zouk, à 18 km de Beyrouth..
Photo : Getty Images / JOSEPH EID
Prenez note que cet article publié en 2019 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Les raisons ne manquent pas pour les Libanais de manifester contre les maux qui gangrènent leur pays depuis des décennies. Mais la série de manifestations qui a commencé le 17 octobre dernier se distingue à plus d’un égard de celles qui se sont suivies depuis la fin de la guerre civile (1975-1990). Voici quelques éléments d’analyse.
L’ampleur du mouvement
Une semaine s'est passée depuis le début des manifestations monstres, rassemblant plus d’un million de personnes à travers le Liban, et le mouvement, qui appelle à la chute du régime confessionnel, ne semble pas sur le point de s’essouffler. Au Liban, le pouvoir est traditionnellement partagé entre un président chrétien, un premier ministre sunnite et un chef du Parlement chiite. Selon les médias locaux, le nombre des protestataires va crescendo de jour en jour, atteignant plus de 1,5 million de personnes dans ce pays dont la population ne dépasse pas les 5 millions. À titre de comparaison, c’est comme si, du jour au lendemain, 3 millions de Québécois prenaient d’assaut les principales villes à travers la province pour faire entendre leur mécontentement.

Les manifestants occupant la place des Martyrs dans le centre-ville de Beyrouth.
Photo : Getty Images
L’étendue des manifestations
À la différence des manifestations précédentes, et pour la première fois depuis la fin de la guerre civile en 1990, la révolte touche toutes les régions libanaises. La contestation n’est plus centralisée dans la capitale Beyrouth, devant le siège du gouvernement ou en face du parlement. Du nord au sud du Liban, de l’est à l’ouest du pays, les principales routes sont coupées depuis sept jours et les grandes artères se sont transformées en places publiques où les manifestants passent leurs journées dans une ambiance festive, chaque région rivalisant d’originalité et d’inventivité.

Différentes bannières prises en photo dans différentes régions libanaises. « Nous sommes les Misérables », peut-on lire sur l'une. « On ne veut plus survivre, il est temps de vivre », lit-on sur une autre.
Photo : Getty Images / ANWAR AMRO
Unis contre tous
Les marées humaines à Beyrouth, Tripoli, Sidon, Tyr, Byblos et d’autres villes libanaises, ramènent à l’esprit les images des manifestations monstres de 2005 qui ont eu lieu à la suite de l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri, et qui avaient mené au retrait total des forces syriennes du Liban, après 29 ans de présence. Sauf qu’en 2005, le pays était toujours divisé selon des lignes confessionnelles entre pro et anti-régime syrien, lequel est accusé – avec le Hezbollah – d’être à l’origine de l’attentat qui a tué l’ancien premier ministre et 21 autres personnes. Aujourd’hui, la scène semble avoir bien changé. La révolte transcende désormais le confessionnalisme et regroupe toutes les régions libanaises, à part quelques bastions forts du Hezbollah, avec un même message : Kellon yaané kellon
ou Tous, ça veut dire tous
, en français.

Le masque de Salvador Dali, tel que vu dans la série « La casa de papel », a surgi dans les manifestations au Liban.
Photo : Getty Images / ANWAR AMRO
L’intransigeance d'une génération post-guerre
Une grande partie de ceux qui sont dans les rues sont nés durant la guerre civile ou après sa fin. Ceux-là ont grandi dans la peur de l’éclatement d’un nouveau conflit à chaque nouvelle crise qui vient secouer le pays − qu'elle soit politique (blocage gouvernemental, vide présidentiel, etc.) ou sécuritaire (attentats, assassinats politiques, heurts confessionnels...). Aujourd’hui, ils affichent un ras-le-bol généralisé. Ils affirment avoir transcendé leurs peurs grâce à l’unité nationale affichée par les manifestants, sous le couvert du drapeau libanais et non plus des bannières des partis politiques traditionnels qui se présentaient autrefois comme l’unique garantie pour la paix civile. Une grande partie de cette classe politique est d’ailleurs encore représentée par des figures ou des familles qui ont joué un rôle-clé dans le conflit qui avait fait plus de 150 000 morts et 17 000 disparus.

Une jeune femme fait le signe de la victoire devant une route coupée dans la région de Dora, à quelques kilomètres au nord de Beyrouth.
Photo : Getty Images / IBRAHIM AMRO
Les femmes sur le front
Depuis le début des manifestations, les Libanaises sont à l'avant-scène contre ce régime dont elles se disent victimes. Les femmes au Liban n’ont toujours pas le droit de transmettre leur nationalité à leurs enfants. Elles sont également les plus lésées en matière de droits, étant donné que ce sont les lois religieuses qui s’appliquent pour gérer les affaires matrimoniales, comme les questions d’héritage, de divorce et de mariage. Au Liban, où cohabitent 18 communautés confessionnelles, les couples interreligieux doivent s’envoler à l’étranger pour sceller leurs noces, étant donné que le mariage civil n’existe pas.
Les Libanaises sont aussi très actives sur le terrain, formant des cordons de sécurité entre les manifestants et les forces de l’ordre pour empêcher tout débordement.
L’autre image poignante qui a fait le tour du monde est celle de Malak Alawiye Herz, une femme qui a été filmée lançant un coup de pied dans l’entrejambe d’un garde de corps d’un ministre armé d’un fusil automatique. Ce geste lui a valu d’être surnommée l’icône de la révolution. Et mercredi soir, elle a transformé le centre-ville de Beyrouth en une gigantesque fête pour son mariage. Interrogée par le quotidien libanais L’Orient-Le Jour, la jeune femme a déclaré qu'elle tenait à célébrer ses noces avec ses concitoyens, car c'est ici « que tout a commencé ».

Malak posant à côté de son époux, brandissant le drapeau libanais, dans le centre-ville de Beyoruth.
Photo : Getty Images / MOHAMMAD YASIN