Quatre femmes autochtones qui s'écri(v)ent en toutes lettres

Ces quatre titres d'autrices autochtones proposent des expériences de lecture totalement différentes les unes des autres.
Photo : Radio-Canada / Valérie Lessard
Prenez note que cet article publié en 2019 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Monologue épistolaire ancré dans un réel désir de dialogue, roman résolument incarné dans le Grand Nord, poésie engagée coulant de source et roman jeunesse que tout adulte gagnerait à lire : Naomi Fontaine, Tanya Tagaq, Katherena Vermette et Cherie Dimaline signent des titres ouvrant coeur et esprit à leurs réalités de femmes et d'Autochtones d'ici.
Elles proviennent des quatre points cardinaux du pays, mais chacune pointe vers l'âme de son peuple et ses convictions les plus personnelles. Ce faisant, Naomi Fontaine, Tanya Tagaq, Katherena Vermette et Cherie Dimaline nous convient à des lectures qui, même si elles relèvent d'expériences carrément différentes, deviennent complémentaires et, surtout, dessillantes.
Shuni, de Naomi Fontaine : correspondre pour mieux se connaître
La Shuni du titre, c’est Julie. Fille d’un pasteur ayant vécu 13 ans sur la Côte-Nord avec sa famille, Julie revient à Uashat pour aider les Innus. Afin de la préparer à ce retour, Naomi Fontaine renoue avec elle par le biais d’une longue lettre, des années après leur toute première rencontre, enfants, dans la réserve, au cours des années 1990.
Naomi Fontaine lui écrit pour lui raconter les siens, les Innus, ses racines, sa réalité de femme autochtone, de mère d’un Petit ours à qui elle s’adresse aussi, pour témoigner de ce qu’il représente dans sa vie.
Ici, elle évoque la portée du mot liberté, qui n’existe pas dans sa langue, puisque nous sommes issus d’un espace sans clôtures, sans frontières. [...] C’est un état qui n’a jamais eu besoin d’être nommé
.
Là, elle note quelques différences entre elles. Elle, Naomi, qui n’a jamais appris à cogner à une porte avant d’entrer dans une maison
, par exemple. Et toi Julie, [...] sais-tu lire le temps qu’il fera sur les feuilles des arbres?
lui demande-t-elle en retour.
Là encore, Naomi Fontaine aborde son rapport à la langue française, au temps et au territoire (et aux lois qui en balisent l’accès à la propriété, notamment). Elle parle de la résilience des siens, du sens de la communauté, du taux de suicide alarmant, du cercle de la vie.
Elle écrit sans fard et sans reproches.
Et, partout, elle essaime des citations d’écrivains autochtones, d’An Antane Kapesh à Marie-Andrée Gill, de Joséphine Bacon à Louis-Karl Picard-Sioui.
Shuni, dont le sous-titre est Ce que tu dois savoir, Julie, s’inscrit clairement dans la lignée de Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo, de Dany Laferrière. Si Naomi Fontaine ne s’adresse pas à un nouvel arrivant aspirant à recréer sa vie au Québec, elle n’en cherche pas moins à créer des ponts. Elle ouvre un espace de dialogue essentiel entre Julie et elle, femmes issues de deux peuples toujours en quête de repères pour mieux se comprendre. Un espace inclusif permettant aux lectrices et lecteurs d’apprendre et de se reconnaître.
Croc fendu, de Tanya Tagaq : mordre pour s'accrocher à la vie
Reconnue pour ses chants de gorge, Tanya Tagaq s’écrie avec une voix tout aussi puissante dans son tout premier roman, qu’on devine en partie autobiographique. L’interprète, qui est aussi artiste visuelle, réussit à transposer à l’écrit, en prose et en poèmes, ce qui habite intimement son corps et façonne fondamentalement son âme. Le plus beau comme le pire. Le mystique comme le concret, des figures oniriques du renard et de Sedna au désoeuvrement et abus (d’alcool et de drogues, mais aussi physiques).
Croc fendu, c’est le Nord. Le Grand. Celui où Tanya Tagaq a grandi et aiguisé son instinct de survie. Celui où elle est passée de l’enfance à l’âge adulte, faisant l’apprentissage des pulsions de son corps et de ses limites. Celui où elle a puisé son essence et son unicité ancrées dans la vastitude du territoire, dans le foisonnement de la nature, dans le froid et la glace, dans les traditions et la culture du Nunavut.
Ses poèmes s’avèrent puissamment évocateurs, percutants, bouleversants : Le sternum, c’est le bouclier / Même entravé / Même quand il étouffe le visage d’une petite fille / Et que les ressorts du lit grincent
.
Croc fendu ne se lit pas autant qu’il se vit de l’intérieur. L’expérience relève de l’immersion, aussi troublante que désarçonnante par moments. En tant qu’allochtone, il faut accepter de ne pas détenir toutes les clés et références, de ne pas tout comprendre. Il faut plonger, lâcher prise, pour apprécier à sa juste valeur l’oeuvre de Tanya Tagaq, comme on le fait à l’écoute de ses chants de gorge.
Si la version française de Split Tooth chamboule autant, tour à tour crue et hallucinante, c’est grâce à la traduction particulièrement ressentie, vibrante, vivante, de Sophie Voillot.
Personne ne sort totalement indemne de ce Croc fendu. Mais à travers la noirceur de certaines images et des scènes empreintes de magie pouvant déconcerter flottent néanmoins des éclats de lumière dansant comme des aurores boréales.
Femme-rivière, de Katherena Vermette : creuser la nature humaine
Établie à Winnipeg, Katherena Vermette est Métisse, poète, romancière (Ligne brisée, défendu par Naomi Fontaine, a d'ailleurs remporté le Combat national des livres 2018) et réalisatrice. Elle est aussi femme et rivière. À la fois frontière / chemin / source / salut
. À la fois infinie, maternelle ou soeur, rompue comme un corps / qui supplie sans mots
. À la fois intime et revendicatrice. Meurtrie et fière.
Dans ce nouveau recueil, la rivière (qu’elle se nomme Rouge ou qu’elle soit noire) s’incarne, ondoie d’une page à l’autre, voyage du regard de la poète à celui du public, chargée des langues nouées de / longs verbes qui désirent / être compris
, gonflée de neige fondante, vibrante des cris des corbeaux. Elle est la guérison / pas la blessure / elle est / la connaissance / pas l’inconnu
, soutient Katherena Vermette, dans la traduction française signée par l'Acadienne Rose Després.
La femme, elle, prend racine au coeur de son peuple et de son territoire, rappelant leur histoire. Ici, elle évoque Riel et Batoche. Là, Katherena Vermette prend à partie ceux qui prétendent que tous les peuples sont égaux. Je te dis que je le croirai / si les taux d’incarcération et de la pauvreté / sont les mêmes / si des milliers de vos femmes disparaissent / et que vous ne faites rien
, clame-t-elle.
Femme-rivière se lit tel un hommage aux rivières qui irriguent le pays, mais aussi comme un cri du coeur à ne pas les tenir pour acquises dans notre paysage culturel et naturel.
Il se lit comme un espace d’espoir, ouvert au dialogue, bercé par le désir d’écrire un pays façonné d’une autre histoire / pas juste pour toi / ou moi / mais pour nous
.
Pilleurs de rêves, de Cherie Dimaline : oser l'espoir
Ce roman de Cherie Dimaline se trouve dans les rayons jeunesse, en librairie et en bibliothèque. Certes, la Métisse ontarienne met en scène un adolescent, prénommé Frenchie, dans sa dystopie. Or, à l’instar d’autres romans du genre (Hunger Games ou encore Harry Potter), Pilleurs de rêves mérite de rayonner plus largement encore, puisqu’il donnerait matière à réflexion à un lectorat adulte aussi.
Dans une Amérique du Nord ravagée entre autres par une guerre de l’eau, où les Autochtones sont traqués pour leur substantifique capacité à rêver, Frenchie et les siens cherchent à échapper aux Recruteurs et aux nouveaux pensionnats. Ils tentent aussi de préserver leurs traditions, notamment grâce aux contes par lesquels l’aînée Minerva transmet leur histoire et ses connaissances de la langue aux plus jeunes du groupe. Il en va de leur survie, tout comme de celle de la nature, mise à mal, et de la race humaine, divisée depuis trop longtemps.
Roman d’apprentissage et d’action, Pilleurs de rêves se teinte également d’amour et d’espoir portés par une galerie de personnages tout aussi colorés qu’authentiques et attachants.
La narration est agréablement servie par des dialogues vifs et sonnant « vrais », dont les nuances s’avèrent franchement bien rendues par la traductrice Madeleine Stratford dans la version française. D’ailleurs, l'Ottavienne est en lice pour un Prix littéraire du Gouverneur général (Prix GG), pour son travail méticuleux et fort respectueux de l’âme de ce roman.
Avec Pilleurs de rêves, déjà couronné d’un Prix GG en littérature jeunesse pour sa version originale en anglais en 2017, Cherie Dimaline sert toute une leçon d’histoire colonialiste à quiconque prendra le temps de lire entre les lignes de ses métaphores pour le moins évocatrices.