Féminicide : la colère et l’urgence françaises

Le reportage de notre correspondant Yanik Dumont Baron
Photo : Reuters / Regis Duvignau
Prenez note que cet article publié en 2019 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
En quelques mois, la question des féminicides s’est imposée sur la scène publique française. Le nombre de meurtres de femmes par leur conjoint semble augmenter cette année. Une statistique macabre qui a alimenté la colère et l’urgence d’agir.
La colère se lit sur les murs de Paris. De simples feuilles blanches sur lesquels on a tracé de grandes lettres noires. Les mots sont crus. Directs.
« Papa il a tué maman avec des couteaux. »
« Céline défenestrée par son mari. »
« Irina égorgée par son conjoint. »
« Elle le quitte il la tue. »
L’urgence se sent dans des coups de brosse appliqués sur les murs du Louvre et du palais de justice, sur la statue de Jeanne d’Arc... Dans les gestes rapides pour disparaître avant l’arrivée de policiers.
Le but, c’est effectivement de [sortir les victimes] de leur anonymat, de les honorer
, explique Marguerite Stern, qui a lancé le mouvement d’affichage sauvage sur les murs.
Je pense qu'elles méritent au moins d'avoir quand même leur nom sur nos murs puisque rien n'est fait par l'État pour les protéger. Qu'on aurait pu éviter ces mortes
, souligne Mme Stern.
La colère et l’urgence sont nées d’un constat : le nombre de Françaises tuées par leur conjoint est en hausse. Plus d’une centaine depuis janvier; au moins deux par semaine.
145 féminicides au Canada
En nombre absolu, c’est en Allemagne que le plus grand nombre de féminicides a lieu en Europe, puis en France (121 en 2018).
Le Canada a enregistré un nombre semblable de féminicides (145 en 2018) à celui de l’Hexagone, même si la population française est deux fois plus importante. Dans les deux pays, le nombre de féminicides est relativement stable depuis plusieurs années.
En tenant compte de la population, l’Hexagone est loin de figurer parmi les pays les plus problématiques. Mais ce n’est pas non plus la nation qui fait le mieux pour réduire ce type de meurtres.
Bien sûr, chaque mort est une mort de trop, et beaucoup de décès pourraient être évités. D’où la colère et l’urgence qui se font entendre ces jours-ci.
La honte qui pousse à agir
La colère ne se lit pas sur le visage d’Hélène de Ponsay. Pourtant, on s’y attendrait. Son unique sœur a été retrouvée morte, il y a cinq mois. Tuée parce qu’elle allait mettre fin à une longue relation.
C’est une colère retenue, transformée en indignation. C’est dégoûtant; c’est horrible
, explique-t-elle, les larmes aux yeux. Un drame qu’elle ne veut pas enfouir, mais plutôt révéler au grand jour.
Marie-Alice Dibon avait 53 ans. Une femme d’affaires brillante, entourée d’amis, mais soumise à des violences psychologiques. Une emprise venant d’un conjoint qui s’est depuis enlevé la vie.
« Penser qu'une femme puisse être assassinée par la personne qui a partagé son intimité. Elle est ultravulnérable... C'est la circonstance la plus aggravante qu'on puisse imaginer. »
Sa colère, Hélène de Ponsay veut l’utiliser pour changer les choses. Elle évoque son talent créatif, qui pourrait servir cette cause plutôt qu’une profession.
Elle aussi sent l’urgence. Si aujourd'hui les hommes tuent, c'est parce que quelque part dans leur tête, il est inscrit qu’ils ont ce droit de vie ou de mort sur la femme qu'ils épousent! C'est pas possible!
ajoute-t-elle.
Les regards tournés vers l’Espagne
En énumérant des solutions, bien des militantes regardent de l’autre côté des Pyrénées; vers cette Espagne qui a fait une priorité de la lutte contre les féminicides.
Là-bas, un homme violent est souvent contraint de porter un bracelet électronique qui alerte les autorités et la femme s’il se rapproche trop de cette dernière.
L’Espagne a aussi créé des tribunaux voués aux féminicides, avec du personnel spécialisé. Un appareil judiciaire plus rapide et plus efficace.
Cette spécialisation, c’est un peu l’idée derrière le centre ouvert par l’association Women Safe en banlieue de Paris.
Sous un même toit, une femme en danger peut rencontrer une série de professionnels, de la psychologue à l’avocate en passant par la massothérapeute.
Une façon de faire qui permet de mieux répondre aux besoins d’une victime et de mieux coordonner les services d’aide.
Frédérique Martz, cofondatrice de l’association Women Safe, mentionne aussi le besoin d’hyperspécialiser
ceux qui peuvent aider une femme en détresse, des médecins aux policiers.
Souvent, les professionnels non habitués à rencontrer des victimes ont tendance à balayer un peu un dépôt de plainte, à ne pas donner suffisamment d'importance à l'écoute et aux moyens qui doivent être mis dans une situation d'urgence
, indique Mme Martz.
Le France promet d’agir
Bousculé par une mobilisation de plus en plus visible au cours de l’été, le gouvernement français a choisi d’agir à son rythme.
La France compte créer davantage de places d’hébergement d’urgence, en plus de permettre aux femmes de porter plainte contre un conjoint abusif directement à l’hôpital.
Le premier ministre a aussi annoncé une évaluation de l’accueil réservé aux plaignantes dans les commissariats de police où elles souhaitent porter plainte.
Le gouvernement consultera aussi les principaux groupes d’intérêt au cours de l’automne. Des mesures additionnelles pourraient donc être annoncées en fin d’année.
Un rythme qui déçoit plusieurs militantes. Celles qui collent les noms des femmes assassinées dans les rues de Paris promettent de ne pas s’arrêter.
Leurs gestes sont d’ailleurs imités avec urgence dans d’autres villes françaises. On trouve aussi des affiches semblables dans les rues d’autres pays.
Comme quoi l’urgence et la colère provoquées par ces féminicides ne sont pas uniques à la France.