Entre nostalgie et remords, les Albertains tirent des leçons de l’embellie pétrolière
Les Albertains aiment bien blâmer les autres pour leurs difficultés dans le secteur pétrolier, mais devraient-ils aussi se regarder dans le miroir? Auraient-ils dû être plus prévoyants en gérant les revenus de l’or noir?

Le reportage de Laurence Martin
Photo : Radio-Canada / Bruno Giguère
Prenez note que cet article publié en 2019 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
« Ça, c’est mon beau Chrysler. » Il y a de la fierté – beaucoup de fierté, même – dans la voix de Lise Boucher alors qu’elle nettoie l’imposante voiture blanche achetée « avec l’argent de Fort McMurray ».
Lise, qui vient de passer le cap de la soixantaine, travaille comme femme de chambre. Jamais, dit-elle, elle n’aurait pu se payer une voiture à 55 000 $ si elle était restée au Québec.
Pour Lise, l’aventure albertaine a commencé devant son téléviseur, au milieu des années 2000 : J’avais vu un reportage avec une fille qui travaillait dans les camps à Fort McMurray et qui gagnait 5000 piasses par mois. J’étais devenue tout excitée, [...] alors j’ai décidé d’aller tenter ma chance.
Nous sommes en 2006. La capitale des sables bitumineux connaît un boom sans précédent. Lise travaille 21 jours en ligne avant d’avoir une semaine de congé. Les journées de nettoyage sont longues : 10 heures de travail, mais le salaire est bon.
« Même les filles du Tim Hortons gagnaient 20 piasses de l’heure à ce moment-là. »
Avec sa première paie, Lise s’achète une bague à 2000 $ — une folie qu’elle ne répète pas, même si la tentation est omniprésente. Tu vois les gens autour de toi dépenser sans compter. Les gens vont chez Walmart. Ils ne s’achètent pas un gilet : ils l’achètent [de] toutes les couleurs.
Les motoneiges, les bateaux et les quatre-roues
s’accumulent devant les maisons à 700 000 $. À Fort McMurray, le luxe, ce n’est pas une Mercedes ou une BMW, mais un gros pickup.
En moyenne, les Canadiens qui achètent une voiture neuve la gardent pendant plus de huit ans. À Fort McMurray, durant le boom, c’était moins de deux ans.
Et puis, un jour, les nouvelles à la télé
se gâtent. Le prix du baril de pétrole s’effondre. De 100 $ en 2014, il passe sous la barre des 40 $ en 2016.
Lise perd son emploi comme femme de chambre et finit par rentrer au Québec. Heureusement, elle avait mis de l’argent de côté, contrairement à ces familles qui abandonnaient leurs véhicules, leur maison
et qui partaient en catastrophe avec le linge, les enfants, puis le chien
.
C’était vraiment triste de voir ça
, explique-t-elle aujourd’hui devant sa résidence de Lévis, près de Québec. De voir ces gens qui avaient la belle opportunité de cet argent-là, mais qui n’ont pas su en mettre de côté.
Aveuglés par l’argent du pétrole
N’importe quelle personne qui a déjà habité dans une ville de boom vous le dira : il est facile d’être ébloui par l’argent qui vous tombe dessus. Malheureusement, on pensait que le bon temps allait durer [...] infiniment
, raconte Jean-Marc Guillamot dans l’un des huit hôtels qu’il gère au centre-ville de Fort McMurray.
L’homme d’affaires d’origine française, maintenant âgé de 67 ans, est arrivé dans la ville du pétrole en 2007. À l’époque, les chambres étaient remplies à 93 % à l’année.
Aujourd’hui, le bruit de la machine distributrice domine souvent la trame sonore à la réception de l’hôtel. Le taux d’occupation y est de 40 %.
A-t-il été aveuglé par l’argent du boom? Absolument
, reconnaît Jean-Marc. D’ailleurs, lorsqu’une équipe de Radio-Canada l’avait rencontré en 2012, il prédisait qu’il y en aurait encore pour 100, 200 ans avec le pétrole à Fort McMurray.
« On était réactifs; on n’a pas été assez proactifs. »
L’Alberta comparée à la Norvège
Il n’y a pas que des résidents de Fort McMurray qui ont cru que la manne pétrolière allait durer encore pendant des décennies. Le gouvernement albertain a aussi manqué de vision à long terme, croit Pierre-Philippe Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal.
« L’Alberta a très mal géré ses revenus pétroliers au fil des années, puisque tous les revenus étaient essentiellement utilisés pour payer les dépenses courantes du gouvernement. »
En 2006, le gouvernement de Ralph Klein a même signé des chèques de 400 $ à tous les Albertains en se servant des surplus pétroliers.
On est loin de la réalité norvégienne...
Le pays d’Europe du Nord, également producteur de pétrole, a investi depuis plus de 20 ans presque toutes ses redevances dans un fonds souverain. C’est un énorme bas de laine destiné aux générations futures qui vaut aujourd’hui plus de 1400 milliards de dollars.
« La taxation des profits des pétrolières en Norvège est extrêmement agressive [...] et, à la grande différence de l'Alberta, la Norvège prend ses profits là, mais les investit à long terme. »
Où est passé l’argent du fonds souverain?
Car l’Alberta aussi détient un fonds similaire : le Fonds du patrimoine, mis sur pied dans les années 70, soit bien avant celui de la Norvège. Or, aujourd’hui, sa valeur est de 80 fois inférieure à celle du fonds norvégien.
Comment expliquer une telle différence? Au départ, l'Alberta versait 30 % de ses redevances pétrolières dans le fonds. Mais, dès 1987, la province a cessé d'y transférer de l'argent (à l'exception de petits versements entre 2005 et 2007). Le gouvernement s'est même servi du fonds pour financer toutes sortes de projets — y compris des terrains de golf.
Le problème, selon Allan Warrack – un ancien ministre progressiste-conservateur qui avait contribué à la création du fonds –, c’est que les gouvernements albertains successifs n’ont pas voulu diversifier leurs sources de revenus et imposer une taxe de vente provinciale lorsqu'il y avait des périodes économiques plus difficiles.
C’était plus facile politiquement de puiser dans le fonds, explique-t-il. Mais, en faisant ça, on n’a pas pensé à l’avenir. On a trahi nos enfants et nos petits-enfants.
À la défense des dirigeants albertains
La comparaison entre l’Alberta et la Norvège est peut-être révélatrice, mais il y a quand même certaines différences à considérer entre les deux régions, croit Jean-Marc Guillamot.
Depuis 40 ans, la population de la province de l’Ouest a augmenté trois fois plus vite que celle de la Norvège. Il a donc fallu construire plusieurs hôpitaux ainsi que des écoles et des routes.
Le gouvernement a vidé les tiroirs parce qu’on avait besoin de toutes ces infrastructures
, explique Jean-Marc Guillamot.
L’entrepreneur hôtelier croit qu’il y a quand même place à l’amélioration. Même si le boom comme avant ne reviendra probablement jamais
, il espère que les Albertains seront plus prudents à l’avenir. Certainement qu’on a tiré des leçons
, conclut-il.