Une étudiante et deux associations contestent en cour la loi québécoise sur la laïcité

Le ministre de l'Immigration, Simon Jolin-Barrette.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Prenez note que cet article publié en 2019 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Deux organisations canadiennes et une étudiante en sciences de l'éducation qui porte un hidjab, Ichrak Nourel Hak, demandent formellement à la justice de suspendre, puis d'invalider la nouvelle loi québécoise sur la laïcité, adoptée dimanche sous le bâillon.
La requête d'Ichrak Nourel Hak, du Conseil national des musulmans canadiens (CNMC) et de l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC) a été déposée lundi matin en Cour supérieure, a confirmé à Radio-Canada leur avocate, Catherine McKenzie.
La loi, qui consacre la laïcité de l'État, interdit notamment le port de signes religieux par des fonctionnaires en position d'autorité, dont les enseignants. Elle est entrée en vigueur dimanche soir, après avoir été sanctionnée par le lieutenant-gouverneur du Québec, Michel Doyon.
En vertu de la loi, Mme Nourel Hak devra retirer son hidjab si elle veut enseigner dans une école primaire ou secondaire du réseau public après avoir obtenu son diplôme, en 2020.
La loi québécoise comporte une clause de droits acquis pour les employés qui portent déjà un signe religieux, mais celle-ci n'est valide que pour les employés qui étaient sous contrat lors du dépôt du projet de loi, le 28 mars 2019, et qui ne changeront ni d'emploi ni d'employeur par la suite.
La requête affirme que Mme Nourel Hak a choisi de porter son hidjab en toute indépendance, afin de se conformer à ses convictions religieuses, et qu'elle ne « ne peut imaginer de le retirer simplement parce qu'une loi l'oblige à choisir entre ses pratiques religieuses et son droit d'enseigner dans la province ».
Mme Nourel Hak est stupéfiée, blessée et insultée à l’idée que le gouvernement lui arracherait sa carrière tant désirée simplement parce qu'elle porte le hidjab. Elle ne voit pas en quoi l’expression de sa foi pourrait poser un problème quant à sa capacité d'enseigner.
« Le message qu’on est en train de passer à Mme Nourel Hak, c’est d’aller travailler dans le privé, c’est d’aller travailler dans des écoles confessionnelles, ce n’est pas d’intégrer les institutions québécoises. Or, je pense qu’on ne s’intègre pas dans le rejet, on s’intègre par et dans les institutions, et je pense que c’est ce qu’elle tente de faire en devenant enseignante », a soutenu en français Bochra Manai, porte-parole du CNMC pour le Québec, au cours d'un point de presse des deux organismes donné largement en anglais.
« Dit simplement, hier soir, le gouvernement du Québec a légalisé la discrimination religieuse », a avancé le directeur général de l'organisation, Mustafa Farooq.
Le CNMC et l'ACLC, deux organismes dont les bureaux nationaux sont en Ontario, n'en sont pas à leur première contestation judiciaire au Québec. En 2017, ils avaient contesté la constitutionnalité de la loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l'État, qui prévoyait la prestation et l'obtention de services à visage découvert, adoptée sous le précédent gouvernement libéral. Les deux groupes avaient réussi à faire invalider une des dispositions de la loi.
Une loi inconstitutionnelle?
Selon la requête, la loi sur la laïcité « viole la liberté de religion et est discriminatoire à l’endroit des minorités religieuses, puisqu’elle demande potentiellement à des milliers de personnes de choisir entre, d’une part, leur foi, leur identité et l’expression de leurs croyances, et, d’autre part, leur droit de participer au travail des institutions publiques provinciales ».
« C'est une journée difficile parce que le gouvernement, qui devrait être l’autorité qui représente tous les Québécois, agit de façon non éthique, non consistante, inconstitutionnelle et antidémocratique avec une partie de sa population », a affirmé Mme Manai, en entrevue à Radio-Canada.
Le document présenté en cour par les demandeurs avance que Québec n'est pas en mesure de justifier ces atteintes aux droits et libertés, puisqu'il n'y a « aucune preuve que les fonctionnaires portant des signes religieux posent le moindre problème qui pourrait justifier l’adoption d’une loi aussi manifestement marginalisante et discriminatoire ».
Ils soutiennent en outre que la loi viole plusieurs règles constitutionnelles et que les dispositions de dérogation qui y ont été incluses n'empêchent pas un exercice de révision judiciaire.
Ils plaident par exemple que « le caractère véritable de la loi en fait une législation en matière criminelle », et que le gouvernement du Québec a donc outrepassé ses pouvoirs, puisque le droit criminel relève du gouvernement fédéral.
En tentant de régir la relation entre la religion et l’État en interdisant à un nombre important d’employés de l'État de porter des signes religieux au travail, la loi contrevient au partage constitutionnel des compétences.
La requête allègue également que la loi « viole les exigences de base de la primauté du droit, puisque l’interdiction touchant aux "signes religieux" est excessivement vague et impossible à appliquer uniformément ».
« La définition de "signes religieux" contenue dans la loi contient un critère religieux subjectif et objectif, ni l’un ni l’autre étant suffisamment précis pour donner de véritables indications aux personnes censées s’y conformer ou la faire respecter », peut-on y lire.
Étant donné le nombre d’institutions et de personnes qui seront portées à appliquer l’interdiction, l’application sera nécessairement arbitraire, et donc, contraire au principe voulant que la loi s’applique à tous de manière égale. Ceci rend la loi invalide et inopérante.
Les demandeurs plaident enfin que la loi « exclut les personnes visiblement religieuses de la participation à un éventail d’institutions publiques importantes et empêche ainsi les institutions publiques québécoises de refléter les communautés qu’elles sont censées servir ».
Forte de ces arguments, la requête demande à la Cour supérieure de déclarer la loi invalide et même d'en suspendre les dispositions exécutoires « afin d’éviter que leur application ne cause un préjudice immédiat, important et irréparable dans l’intervalle ».
Au cours de leur conférence de presse, les deux groupes ont évacué toute explication des raisons qui feraient de la loi sur la laïcité une législation en matière criminelle, axant plutôt leur plaidoyer autour du droit des individus.
« Nul ne devrait être exclu d'un emploi pour éviter un problème qui n'existe pas. Ce qui est plus important encore, aucun gouvernement ne devrait dire aux minorités religieuses et autres qu'elles n'ont pas leur place. Dans une société libre et démocratique, les gouvernements ont la responsabilité de protéger et de défendre les groupes minoritaires pour mettre fin à la division et à la discrimination, pas pour les encourager », a soutenu une directrice de l'ACLC, Noa Mendelsohn Aviv.
Jolin-Barrette confiant
En entrevue à la radio de Radio-Canada lundi matin, le ministre responsable du dossier, Simon Jolin-Barrette, a dit être « pleinement confiant » dans le fait que la loi québécoise est valide.
Nous avons utilisé les dispositions de dérogation prévues aux chartes [canadienne et québécoise des droits et libertés], notamment pour faire en sorte que ce soit le Parlement qui décide, et non pas les tribunaux.
« Si jamais il y avait des gens qui contestaient la loi devant les tribunaux, nous serons présents afin d’assurer le respect de la loi et son applicabilité », a assuré le ministre.
« Parce qu’il faut le dire : à partir du moment où une loi est adoptée par le Parlement, le principe qui s’applique durant toute la contestation de la loi, durant les différents appels et les différentes étapes, c’est l’application de la loi », a-t-il précisé.
Une laïcité incarnée dans les conventions collectives
En mêlée de presse peu après à l'Assemblée nationale, M. Jolin-Barrette a précisé que la loi sur la laïcité « s'intègre dans les conventions collectives » des enseignants, en vertu d'un amendement qu'il a déposé dimanche.
Les employés qui ne respecteraient pas la loi s'exposent ainsi aux mesures disciplinaires prévues dans les contrats de travail, a-t-il précisé.
Il n’y a pas de contrat de travail qui est établi entre un étudiant [...] et l’État. Alors pour ça, c’est important de limiter la clause de droits acquis relativement à ceux qui sont déjà en fonction.
Le ministre a par ailleurs souligné que le gouvernement a fait un « compromis » en incluant une clause de droits acquis dans son projet de loi. Selon lui, beaucoup de Québécois ne souhaitaient pas une telle clause.
Les dispositions de dérogation utilisées par le gouvernement permettent de soustraire la loi sur la laïcité de l’État aux articles 1 à 38 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne ainsi qu’aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.
Le doyen de la Faculté de droit de l'Université McGill, Robert Leckey, soutient notamment que des avocats pourraient recourir à plusieurs articles de la Charte canadienne qui ne sont pas soumis à la disposition de dérogation pour contester la loi.
Réactions partagées à Ottawa
À Ottawa, les réactions à l’adoption du projet de loi 21 à Québec ne se sont pas fait attendre lundi.
Le ministre fédéral de la Justice, David Lametti, a rappelé que son parti a « toujours défendu les droits individuels des Canadiens ». « Pour l’instant, on va étudier la loi comme promulguée avec les amendements et on va surveiller ce qui se passe sur le terrain. C’est tout », a-t-il offert.
Il n'a cependant pas semblé exclure la participation du fédéral à cette contestation judiciaire. « Ce n’est pas à un gouvernement de dire aux gens quoi porter ou ne pas porter. On croit fermement que le Canada est un pays laïc et ça se reflète dans nos institutions, et nous allons défendre les valeurs de la charte », a-t-il lancé.
Du côté des conservateurs, on s’en est tenu à évoquer les champs de compétence des provinces, qui ont été respectés.
« À notre point de vue, tout s’est fait selon les champs de compétence du Québec, qui s’est prévalu de la clause nonobstant comme le prévoit la Constitution canadienne. Les provinces ont le droit de l’utiliser, et ils vont payer un prix politique positif ou négatif pour ça », a commenté Gérard Deltell.
Comme David Lametti avant elle, la députée néo-démocrate Hélène Laverdière a décrié le fait que l’État québécois tente de dire aux gens, « et notamment aux femmes », quoi porter.
« C’est dommage que le bâillon ait été utilisé sur un enjeu comme celui-là, car il y a quand même des nouveaux éléments, on ne peut pas juste dire que c’est quelque chose qui se discute depuis 10 ans, il y a des nouveaux éléments dans la proposition », a-t-elle dit.