Projet de loi sur la laïcité : il manque un « motif supérieur », estime Gérard Bouchard

Gérard Bouchard témoigne devant une commission parlementaire sur le projet de loi 21
Photo : La Presse canadienne / Jacques Boissinot
Prenez note que cet article publié en 2019 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
L'historien et sociologue Gérard Bouchard a exprimé, mercredi, son opposition au projet de loi portant sur la laïcité de l'État en commission parlementaire à Québec. Le coauteur du rapport Bouchard-Taylor reproche au ministre Simon Jolin-Barrette de n'invoquer aucun « motif supérieur » justifiant d'interdire, aux enseignants et directeurs d'école, le port de signes religieux.
Le mois dernier, M. Bouchard avait dit du projet de loi 21 qu'il était « radical ».
Et il l'a répété mercredi : « Si ce projet de loi n'était pas radical, il n'aurait pas besoin de recourir à la clause dérogatoire », a-t-il expliqué devant la Commission des institutions.
« Si on a un motif supérieur, on peut supprimer des droits [...] », a précisé M. Bouchard, qui reproche au ministre Simon Jolin-Barrette de ne pas fournir de tels motifs supérieurs en étendant aux enseignants du secteur public l'interdiction du port de signes religieux.
En substance, M. Bouchard affirme qu'aucune étude ni donnée rigoureuses n'ont jamais prouvé qu'une enseignante portant le hidjab, par exemple, puisse endoctriner ou traumatiser certains élèves. Ou que cela puisse contrevenir à l'exercice pédagogique ou au climat de travail dans la classe.
« Si jamais un seul de ces éléments était prouvé, personnellement, je vous le dis tout de suite, je serais tenté d'approuver votre projet de loi, a dit M. Bouchard à Simon Jolin-Barrette. Parce que là, j'y trouverais un motif supérieur, parce que là, ça ferait obstacle à l'enseignement lui-même. »
[...] Il me semble qu'on ne peut pas restreindre ou supprimer un droit fondamental sans pouvoir invoquer un motif supérieur - ordinairement un autre droit.
« Des faiblesses »
L'historien et sociologue avait commencé son allocution en disant avoir été « refroidi » par une déclaration du ministre Jolin-Barrette : « Je vous ai entendu dire [mardi] que rien d'essentiel ne serait changé [au projet de loi], a dit Gérard Bouchard. J'ai eu peur d'avoir traversé le parc [des Laurentides] pour rien. Vous allez me rassurer? »
Bien qu'il relève « d'importantes difficultés » dans le projet de loi, M. Bouchard loue le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) pour sa volonté d'ériger officiellement la laïcité au rang de valeur fondamentale du Québec et de l'insérer dans la charte.
Mais ce projet de loi comporte « des faiblesses » qui peuvent être constatées par tout le monde, affirme Gérard Bouchard à Simon Jolin-Barrette. « Même par ceux qui appuient votre projet de loi », a-t-il ajouté.
Citant ces faiblesses, M. Bouchard a expliqué qu'il est « arbitraire » d'affirmer - comme le fait le projet de loi - que le port de signes religieux, particulièrement chez les enseignants, compromet le principe de séparation de l'État et de l'Église.
Il a aussi remis en question la manière dont le projet de loi « fait intervenir le principe de la neutralité de l'État ». « C'est en laissant à ses employés la liberté de porter ou non des signes religieux que l'État respecte vraiment le principe de neutralité », fait valoir Gérard Bouchard.
De plus, demande-t-il en substance, est-ce que le sentiment négatif des Québécois francophones vis-à-vis du catholicisme, résultat des excès commis par l'Église, justifie de s'attaquer, aujourd'hui, aux droits des personnes adhérant à une religion quelconque?
Imprécision, exclusion, dérogation
Gérard Bouchard critique aussi l'imprécision quant aux sanctions qui seraient imposées à ceux qui contreviendraient à la loi sur la laïcité. Le mois dernier, des ministres du gouvernement Legault ont émis des opinions contradictoires à ce sujet.
Le sociologue s'étonne par ailleurs de l'exclusion, dans le projet de loi, des écoles privées « pourtant largement financées par l'État ». « Ce sont ces milieux-là qui devraient être visés », a-t-il fait valoir.
À la fin de janvier, le premier ministre François Legault avait commenté ainsi cette exclusion : « À un moment donné, on peut dire : on a délimité un carré de sable, on n’a pas inclus les écoles privées. Est-ce qu’on aurait dû les inclure? C’est discutable ».
Enfin, relativement au recours possible à la disposition de dérogation par le gouvernement caquiste, Gérard Bouchard a affirmé que, par le passé, on avait « souvent » recouru à cette clause pour mieux protéger les droits de certains citoyens. « Or, cette fois-ci, c’est exactement le contraire : elle servira à supprimer un droit fondamental », dit-il.
De l'avis du ministre Jolin-Barrette, il est « légitime que ce soit le Parlement qui détermine comment on va organiser les rapports entre la religion et l'État [...] ».
Ce à quoi Gérard Bouchard a répondu par une mise en garde : « L'Histoire nous montre nombre d'exemples où les majorités ont abusé de leur pouvoir aux dépens des minorités. Et c'est pourquoi lorsque l'État s'avance sur ces terrains-là, il faut qu'il y ait une vigilance qui s'exerce par quelqu'un qui est à distance de l'État. Notamment, les tribunaux. C'est leur rôle. »
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Taylor et Bouchard : deux visions
Mardi, la commission avait entendu l'autre auteur du rapport sur les pratiques d'accommodements culturels et religieux, Charles Taylor. Ce dernier affirmait que le projet de loi 21 est de nature à entraver l'intégration des nouveaux arrivants et à alimenter les préjugés à leur endroit.
Contrairement à M. Taylor, qui regrette aujourd'hui d'avoir jadis prôné d'interdire les signes religieux aux personnes en situation d'autorité, Gérard Bouchard, lui, n'a pas changé d'avis.
Publié en 2008, le rapport Bouchard-Taylor recommandait d'interdire le port de tout signe religieux aux personnes en position d’autorité coercitive, c'est-à-dire les juges, les procureurs, les policiers et les gardiens de prison.
Mais en étendant cette interdiction aux enseignants et aux directeurs des écoles du réseau public, le gouvernement Legault va trop loin, selon Gérard Bouchard. Il avance l'hypothèse que la loi sur la laïcité pourrait ne pas passer le test des tribunaux.
D'ici le 16 mai, un total de 36 groupes ou experts présenteront un mémoire devant la commission parlementaire.
Le projet de loi 21, en résumé
Le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État prévoit que toutes les institutions parlementaires, gouvernementales et judiciaires doivent respecter les principes de la séparation de l’État et des religions, de la neutralité religieuse de l’État, de l’égalité de tous les citoyens et des libertés de conscience et de religion. Il prévoit l’interdiction du port de signes religieux chez les employés de l’État en position de coercition (juges, policiers, procureurs, gardiens de prison) et d’autres employés de l’État, essentiellement les enseignants des écoles primaires et secondaires du réseau public et les directeurs d’école.
Le projet de loi 21 est assorti d’une clause protégeant les droits acquis des employés touchés qui portent déjà un signe religieux, à condition qu’ils conservent la même fonction dans une même organisation. Il y en aurait « probablement quelques centaines », selon le ministre responsable, Simon Jolin-Barrette. Il comprend aussi des dispositions de dérogation pour soustraire la loi à des articles des chartes canadienne et québécoise des droits et libertés. La Charte québécoise sera en outre modifiée afin de stipuler « que les libertés et droits fondamentaux doivent s’exercer dans le respect de la laïcité de l’État ».
Le projet de loi prévoit également que tous les services gouvernementaux devront être offerts à visage découvert. Ils devront aussi être reçus à visage découvert lorsque cela est nécessaire à des fins d’identification ou pour des motifs de sécurité. Aucun accommodement raisonnable ne pourra être demandé pour contourner cette obligation, est-il précisé. Il n’inclut aucune sanction pénale ou monétaire pour les contrevenants.
