Incursion au coeur d'un trésor architectural québécois, le ministère des Finances

L’édifice Gérard-D.-Levesque, à Québec, sera rénové.
Photo : Radio-Canada / Mathieu Potvin
Quel ministre a le privilège d'occuper le plus beau bureau? Posez la question sur la colline Parlementaire et plusieurs vous répondront sans hésiter : le ministre des Finances. Au coeur du Vieux-Québec, son ministère est hébergé dans un édifice richement orné, à quelques pas à peine du Château Frontenac. Cent trente-deux ans après la fin de sa construction, le bâtiment nécessite toutefois des travaux majeurs qui forceront ses occupants à déménager pour plusieurs années. Visite guidée avant que ne débute le grand chantier.
Aujourd’hui siège du ministère des Finances, l’édifice Gérard-D.-Levesque a d’abord été un palais de justice. Situé à l’angle des rues Saint-Louis et du Trésor, face à la place d’Armes, le bâtiment a été construit entre 1883 et 1887.
C’est un édifice de style Second Empire, caractérisé par sa symétrie parfaite, son toit mansardé, ses tourelles élégantes et ses contreforts imposants. Le bâtiment est revêtu de calcaire, de grès vert et de cuivre; des matériaux nobles.
« Le style Second Empire, c’est un style du 19e siècle, nous explique l’historien Jean-François Caron. On pense au Nouveau Louvre. Qu’est-ce qui le caractérise? C’est son prestige. On ne construit pas de petites maisons de style Second Empire. Ce sont des édifices prestigieux. »
Une signature québécoise
Au centre de l’édifice, une tour d’horloge en avant-corps s’élève au-dessus de l’entrée principale.
Le porche, constitué de trois arches, est orné des armoiries du Québec et de symboles nationaux comme la fleur de lys et la feuille d’érable.
« Même si c’est un style Second Empire – un style français qui a été repris en Angleterre et aux États-Unis –, on a voulu lui donner une signature québécoise », fait valoir M. Caron.
De la justice à la trésorerie
Les plans de l’édifice ont été conçus par l’architecte Jean-Baptiste Derome, mais ses façades ont été dessinées par Eugène-Étienne Taché, celui-là même qui a conçu l’hôtel du Parlement.
« Si on a construit ici, ce n’est pas anodin, relate M. Caron. C’est un terrain qui appartenait, sous le Régime français, à la Compagnie des Cent-Associés. On y avait construit un bâtiment où on avait installé la sénéchaussée, qui était la cour seigneuriale. Donc, déjà en 1651, il y avait une fonction de justice ici. »
Le fait que l’édifice abrite aujourd’hui le ministère des Finances n’est pas pour autant anachronique, explique Jacques Delorme, qui travaille pour celui-ci.
« On est au coin des rues Saint-Louis et du Trésor. Et la rue du Trésor, ça vient de la trésorerie de la Nouvelle-France. […] Il y avait un petit sentier ici au début de la Nouvelle-France et ça s’appelait le sentier du Trésor, ça menait à la trésorerie. [...] Donc il y a une continuité historique intéressante [du fait] que le ministère des Finances soit là. »
M. Delorme, qui travaille dans ce bâtiment depuis une vingtaine d’années, ne se lasse pas d’admirer les lieux.
« Le mot “palais” prend toute sa signification ici. La justice est liée au concept de décorum, le décorum de la justice. La justice, c’est une entité. C’est pour ça qu’on appelle ça un palais de justice. Parce que c’est la maison qui héberge l’entité qui s’appelle la justice. »
Une fois passées les majestueuses portes d’entrée en laiton sculpté, on débouche sur un hall de forme elliptique au centre duquel trône un escalier monumental.
Les corridors, de part et d’autre du hall, sont richement décorés. Les murs sont recouverts de marbre, et les plafonds sont garnis de caissons.
Le style Beaux-Arts
Si l’édifice a été construit à la fin du 19e siècle, l’intérieur a été refait à neuf à la fin des années 1920 dans le style Beaux-Arts.
« L’esthétique Beaux-Arts, c’est une synthèse de plusieurs styles, c’est pour ça qu’on trouve un peu de tout. Un élément caractéristique de ce style, c’est la polychromie. Il y a beaucoup de couleurs, ce n’est pas beige. C’est très riche, très rehaussé », détaille l’historien Jean-François Caron.
Le vaste bureau du ministre
Au premier étage, face à l’escalier monumental, le ministre des Finances occupe le bureau autrefois réservé au juge en chef. Le vaste espace se définit notamment par ses lambris majestueux.
« L’étage au-dessus du rez-de-chaussée, on appelle ça le bel étage. C’est l’étage où les plafonds sont les plus élevés, où il y a moins de circulation, alors que le rez-de-chaussée est généralement réservé aux services au public », explique M. Caron.
Même si le ministère des Finances a officiellement emménagé dans l’édifice en 1987, on trouve encore, le long des murs dans des étagères vitrées, des livres de droit.
Dans un coin de la pièce, une table massive sert aux rencontres d’équipe.
« C’est ici qu’on a des réunions de cabinet, lorsqu’on se prépare pour la période des questions, par exemple », explique l’attachée de presse du ministre, Fanny Beaudry-Campeau.
Les réunions qui requièrent la présence d’un plus grand nombre de personnes se déroulent quant à elles au bout du corridor, dans ce qui était autrefois une salle de délibération.
Un film d'Hitchcock tourné dans la salle des assises
À l’autre extrémité du corridor se trouve la salle des assises. Le vaste espace s’ouvre sur deux étages. À l’avant de la pièce, sur une haute estrade, le trône en bois sculpté, duquel officiait autrefois le premier magistrat, occupe la place d’honneur.
Sur la gauche se trouve l’espace réservé au jury, et sur la droite, le box des accusés. La fenestration est abondante.
« Il y avait une question pratique à l’époque. L’éclairage était moins performant qu’aujourd’hui; donc, il y avait beaucoup de fenêtres », met en contexte Jean-François Caron.
Alfred Hitchcock a tourné un film ici en 1952. I Confess raconte l’histoire d’un prêtre injustement accusé de meurtre, mais qui refuse d’utiliser l’information qu’il a obtenue dans le secret de la confession pour se disculper.
De célèbres procès s’y sont aussi déroulés dans la vraie vie, notamment celui d’Albert Guay, accusé à la suite de la tragédie aérienne de Sault-au-Cochon, en 1949.
Se réunir dans la salle du Barreau
Un étage plus haut, juste au-dessus du bureau du ministre, se trouve la salle du Barreau, caractérisée par son bois sculpté et ses arcs en lancette.
La pièce sert également aujourd’hui de salle de réunion.
« Les salles sont toutes différentes, il n’y en a pas une d’identique; les couleurs, les motifs, les caissons sont différents. Chaque salle est unique, a son originalité », fait valoir Jacques Delorme. « Pendant la réunion, parfois, veux, veux pas, même si ça fait des années, tu te retrouves en train de regarder autour », confesse-t-il.
La lumineuse bibliothèque
Dernier arrêt de la visite : la bibliothèque. La grande pièce rectangulaire est éclairée par un vaste puits de lumière, qu’on pouvait autrefois entrouvrir.
« C’est comme une serre ici. Auparavant, la chaleur s’accumulait, alors il y avait un système de poulies et de moteurs pour la ventilation. »
Si ce système n’est plus en état de marche, le monte-charge à action manuelle demeure néanmoins fonctionnel.
Des employés s’en servaient justement lors de notre passage pour déplacer des livres à l’approche du déménagement. En raison de la réorganisation des bibliothèques ministérielles, décrétée par l'ancien gouvernement, une partie de la collection sera d'ailleurs relocalisée pour de bon.
Le premier budget en 1868
Sur les rayons se trouvent des exemplaires de tous les budgets adoptés par le gouvernement depuis la Confédération. Le premier, présenté le 14 février 1868 par le trésorier Christopher Dunkin, comptait 40 pages. Le dernier, déposé le 21 mars dernier par le ministre Eric Girard, en compte... 398.
« À l’époque, il n’y avait pas de régime de rentes, pas d’assurance parentale, pas d’assurance maladie. Il y a plein de programmes qui n’existaient pas. C’était la colonisation, l’ouverture des chemins », raconte la bibliothécaire Isabelle Leduc.
Sur une autre étagère se trouve la collection des comptes publics, soigneusement reliée en cuir pleine fleur. Les documents les plus vieux sont extrêmement détaillés.
« Dans les comptes publics, à cette époque-là, on rapportait tout, relate Jacques Delorme. L’État était assez petit pour qu’on puisse tout, tout, tout mettre. »
Au détour d’une page, on apprend par exemple que le bureau du premier ministre Charles-Eugène Boucher de Boucherville a dépensé 75 $ en timbres-poste et 59 $ en frais de télégraphie durant l’année 1892.
Conserver tous ces documents est-il encore pertinent aujourd’hui? Oui, répond sans hésiter Jacques Delorme. « On s’est fait demander il y a quelque temps : “Est-ce que c’est vrai que Duplessis ne faisait jamais de déficits?” Eh bien, il a fallu regarder dans les comptes publics et comparer la comptabilité du temps avec aujourd’hui et faire une analyse de ça. C’est très utile. Ce sont des documents qui ont une grande valeur. »
Ici aussi, chaque détail a été soigneusement pensé. Jean-François Caron donne en exemple un petit escalier utilisé pour accéder aux rayons supérieurs. « Ce n’est pas un escalier monumental, c’est un petit escalier de service. Regardez à quel point il y a de l’ouvrage là-dedans; tout est en laiton, en marbre. C’est incroyable. »
Les numéros des rayons ont d’ailleurs été gravés à même le métal.
Dans un coin de la pièce, une armoire vitrée et verrouillée retient l’attention. C’est ici qu’étaient autrefois conservés les livres mis à l’index; seuls les magistrats étaient autorisés à les consulter.
L’ancien palais de justice subira des travaux majeurs qui s’échelonneront sur plusieurs années. Tout sera fait pour assurer la pérennité du bâtiment et de son riche décor intérieur, assure-t-on.
Le coût des travaux n’est pas encore connu, mais souhaitons que le budget de restauration ne subisse pas le même sort que le budget de construction à la fin du 19e siècle. Les travaux avaient coûté presque cinq fois plus cher que prévu, rappelle l’historien Jean-François Caron.
« À l’époque, les contribuables avaient beaucoup plus de respect envers les autorités — le gouvernement, la justice — qu’on peut en avoir aujourd’hui. [...] C’est peut-être ce qui explique qu’on acceptait qu’on construise et qu’on paye des chantiers semblables. [...] Aujourd’hui, je ne suis pas sûr qu’on accepterait ça », conclut M. Caron.