Envoyée spéciale
À la chasse aux blogueurs en Tunisie

Au centre, avec le foulard aux teintes orangées, la blogueuse tunisienne Amina Mansour
Photo : Radio-Canada
Prenez note que cet article publié en 2019 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
La blogueuse tunisienne Amina Mansour, condamnée à la prison pour avoir critiqué le régime sur Facebook, nous confie qu'elle est prête à se battre jusqu'au bout pour la liberté d'expression. Elle n'est pas la seule à subir des représailles. Les arrestations de blogueurs se sont multipliées au cours des derniers mois.
La convocation est venue en septembre dernier. Des officiers du poste de police de Hay El Khadra, à Tunis, ont sommé Amina Mansour de venir s’expliquer. La femme élégante dans la jeune quarantaine s’est présentée devant les inspecteurs, qui l’ont interrogée pendant des heures avant de lui faire passer une nuit en prison.
« Ça ne m’a pas étonnée. Avant, j’avais eu des messages comme quoi je devais arrêter de parler. Que je devais baisser un peu le ton. Donc, quand c’est venu, c’était attendu. »
C’est une publication sur sa page Facebook, très suivie, où Amina Mansour a l’habitude de commenter la politique tunisienne, qui lui a valu cette arrestation.
Le 29 août 2018, Amina Mansour interpellait le premier ministre Youssef Chaded, l’accusant d’avoir donné des promotions à des responsables de la douane corrompus. Elle reprenait essentiellement les propos accusateurs d’un membre du Parlement.
« À les entendre, c’était presque comme si je poussais les gens à faire un coup d’État. Je me demande toujours pourquoi moi, parce qu’il y a plein de gens qui critiquent le gouvernement. Peut-être parce que j’ai dit vrai? »
Les autorités ont accusé Mme Mansour d’avoir violé l’article 128 du Code pénal, qui interdit d’accuser un fonctionnaire de gestes illégaux sans preuve, et l’article 86 du Code des télécommunications, qui interdit à quiconque de nuire sciemment aux tiers ou de perturber leur quiétude à travers les réseaux publics des télécommunications.
Elle a été condamnée en première instance à un mois de prison pour chacune des accusations.
Celle qui fut aux premières lignes des manifestations pour renverser la dictature de Ben Ali affirme très mal vivre cet épisode.
« On a rêvé d’une Tunisie meilleure, et on aurait pu le faire, vraiment, on aurait pu. C’est ça qui est dommage », constate Amina Mansour.
« Ce que le gouvernement a réussi à faire dans les huit dernières années, c’est de faire détester la révolution par les gens. Ils trouvent qu’ils étaient mieux avant. Au moins, ils avaient la sécurité et ils pouvaient manger. »
Tant qu’il reste la liberté d’expression
Amina Mansour continue de croire que la liberté d’expression acquise vaut bien toutes les difficultés que traverse le pays. Et cette érosion des libertés qu’elle constate lui fait peur.
Elle inquiète aussi suffisamment un groupe d’avocats pour qu’ils aient ensemble décidé de former un collectif qui se consacre gratuitement à la défense des gens comme Amina, Blogueurs sans chaînes. Mohammed Ali Bouchiba est l'un des avocats qui se sont joints au groupe.
« Avant, poursuivre les blogueurs, c’était occasionnel. De temps à autre, on entendait qu’un tel ou un tel avait été arrêté. Mais depuis novembre dernier, tout a changé. On voit maintenant jusqu’à quatre procès par semaine. »
Me Bouchiba trouve alarmant que le gouvernement cherche à criminaliser l’expression d’opinions critiques à l’endroit des politiciens et des institutions.
« Tous ces blogueurs que nous représentons ont un point en commun, c’est qu’ils critiquent le gouvernement. Les élections approchent; ce gouvernement a des intentions électorales et tout le monde sait que Facebook en Tunisie, c’est le moyen numéro un de faire changer les choses », explique Mohammed Ali Bouchiba.
« On ne parle plus de télévision ou des grands médias; ils ne sont pas indépendants. Les jeunes, surtout, ne leur font plus confiance. Il ne reste que les réseaux sociaux pour influencer. »
Il affirme que les avocats qui, comme lui, se sont portés volontaires au sein du groupe sont eux-mêmes victimes d’intimidation, en perdant des contrats par exemple. Mais il est essentiel, dit-il, de donner une voix à ceux qu’il décrit comme de simples citoyens qui ne veulent que s’exprimer.
« Vous voyez bien que la Tunisie a perdu à tous les niveaux depuis la révolution : économique, social, sécuritaire. Sauf sur celui de la liberté. Alors si on s’attaque au seul fruit de cette révolution, si on perd cette liberté, qu’est-ce qu’il nous reste? C’est ça qui me choque », lance l’avocat.
Mohammed Ali Bouchiba et Amina Mansour font appel de la condamnation de la blogueuse, qui se dit prête à aller en prison. « Je n’en ai pas envie, bien sûr, mais ça ne me décourage pas, alors là, pas du tout », affirme Amina Mansour.
« Arrivé à un certain moment, tu n’as plus rien à perdre. Le pays, il part en vrille. Les enfants ne vont presque plus à l’école, on a plein de problèmes. Donc, il faut dire que ça doit s’arrêter. Il faut absolument que ça s’arrête. Et si moi je baisse le ton, et que d’autres baissent le ton, on est très vite revenus à la dictature. Ce serait la mort; là, on aurait tout perdu », ajoute la blogueuse.