Mauvaise note pour l'école privée d'arts numériques Desgraff
D'ex-étudiants d'une école de Sherbrooke déplorent que le gouvernement tolère des formations qui, malgré des frais élevés, ne sont pas adaptées à l'industrie du jeu vidéo. L'un d'eux est même poursuivi pour avoir voulu prévenir de futurs élèves.
L’Institut Desgraff à Sherbrooke offre des formations d’une année en création de jeux vidéo.
En 2015, une publicité de cette école attire l’attention d’Étienne Lessard-Lafond. « Desgraff, "la meilleure école d'arts numériques"! J'ai fait comme : "Ah! c'est super, c'est intéressant!" »
Son site Internet affiche alors « un taux de placement de plus de 80 % » et précise que les programmes sont « mis à jour tous les quatre mois pour coller aux besoins de [ses] partenaires de l’industrie ». Cette excellence a un prix : 17 250 $.
Mais durant sa formation, Étienne se rend compte que le programme qu’il suit n’est pas à la hauteur de ce qu’on lui a promis.
Le contenu n’est pas actuel. On voit des logiciels qui ne sont pas nécessairement utilisés, on voit des techniques qui sont très désuètes. Ce n'était pas adapté à l'industrie du jeu.
Patrice Auger, qui a enseigné à Étienne Lessard-Lafond, confirme les propos de celui-ci : « Ce n’est pas vrai du tout que c'était mis à jour aux quatre mois! »
« Les trois premières années où j'étais là, les cours n'ont pas été mis à jour », soutient M. Auger, qui a enseigné pendant cinq ans à l’Institut Desgraff. « Je vous dirais par contre que les cours, maintenant, le sont, à jour. Sauf que c’est trop peu, trop tard. »
De faux partenariats
L’Institut Desgraff a été fondé en 2007 par David Deschênes, programmeur-analyste de formation. Un deuxième campus a ouvert ses portes à Longueuil en 2011.
Pour le bénéfice des étudiants, Desgraff affirme avoir conclu des partenariats avec plus de 200 entreprises, dont de gros acteurs de l'industrie.
Mais ces partenariats ne sont que de la poudre aux yeux.
Nous avons contacté quelques-unes de ces entreprises, et pas les moindres, soit Ubisoft, Gameloft, Oasis et GolemLabs. Toutes ont nié l’existence d’une telle entente.
Voici ce qu’Ubisoft nous a écrit :
Je comprends que vous ayez pu avoir cette impression qu’il existait un lien contractuel entre nous et Desgraff, car selon mes recherches dans la presse, le directeur général de l’institution a souvent promu cette information auprès de certains médias. Cette information est par contre erronée.
« C'est alléchant de voir ces partenaires-là quand on souhaite s'inscrire dans une école », souligne Étienne Lessard-Lafond.
« Que Desgraff n'ait pas réellement de partenariat avec ces entreprises-là, c'est quelque chose que j'aurais aimé savoir avant », dit-il.
Un taux de placement mis en doute
Ces entreprises, que ce soit Ubisoft, Gameloft ou GolemLabs, ne reconnaissent même pas le diplôme de Desgraff. Elles jugent toutes insuffisante la formation qui y est donnée.
GolemLabs, pourtant située à Sherbrooke, n’a embauché qu’une seule finissante de Desgraff depuis l'ouverture de l'école.
« Les autres candidats qu’on a reçus en entrevue n’avaient pas une formation ou le niveau de compétence adaptés à nos besoins », explique Jean-René Couture, président de GolemLabs.
Un an, c’est très, très court pour former un étudiant. On est plus souvent allés chercher des gens qui sortent des universités.
Si Ubisoft a embauché deux finissants de Desgraff, c’est parce qu’ils avaient parfait leur formation à l’université avant de soumettre leur candidature.
« Aujourd’hui, pour le jeu vidéo, ça prend une formation universitaire, signale Fabrice Giguère, ex-directeur des communications d’Ubisoft. C’est rendu une science! »
À Gameloft, le recruteur Philippe Bouchard dit n’avoir procédé à aucune embauche d’un finissant de Desgraff : « Toutes les candidatures ont été rejetées. »
Le reportage de François Dallaire est présenté à La facture le 12 février sur ICI Radio-Canada TÉLÉ dès 19 h 30.
Du positif…
Cela dit, sur Internet, on trouve des dizaines de témoignages positifs d’anciens étudiants.
« Très bonne expérience à l’Institut Desgraff », écrit Dominique Lebel.
« Je voudrais remercier sincèrement cette école de m’avoir aidée à intégrer l’industrie de l’animation », dit Amy Gagnon.
« Est-ce que je recommande Desgraff? Oui! Si on a des rêves et des ambitions, il n’y a pas de meilleure école », affirme Julien-Dany Hamel.
... et du négatif
Si certains finissants sont satisfaits de leur formation, ce n’est pas le cas d’Antoine Gingras, d’Alexandra Poulin, de Thomas Crozet, ni de Cédrick Lemay. Les quatre estiment avoir perdu temps et argent.
« Non seulement on n’a pas appris des logiciels nécessaires, mais on a appris des logiciels qui, finalement, ne servaient à rien », estime Antoine Gingras.
« On nous promet que tout est à jour. C'est sûr que je me suis sentie trompée là-dedans », témoigne Alexandra Poulin.
Lors d’entrevues avec de potentiels employeurs, certains ont découvert qu’ils n’étaient pas prêts à affronter le marché du travail.
Je me sentais vraiment mal à l'aise de dire : "Non, je ne connais pas ça." Pourtant, c'était Desgraff qui avait envoyé mon nom là-bas.
Même Étienne Lessard-Lafond – « un des meilleurs de sa classe », selon son professeur – peine à se tailler une place dans l’industrie.
« Quand je suis allé voir des employeurs, j'ai perdu toute confiance en moi, admet-il. Parce que je n'étais pas outillé pour pouvoir travailler dans l'industrie avec les cours de Desgraff. »
Un site truffé de fautes
Ces étudiants auraient pu avoir la puce à l’oreille en portant une attention au site Internet de l’Institut Desgraff. Le nombre de fautes d’orthographe et de syntaxe est surprenant pour une école.
Le professeur d’Étienne, Patrice Auger, le faisait remarquer régulièrement au directeur de l'établissement, David Deschênes : « Tes fautes d’orthographe, c’est l’enfer! Enlève les fautes, ça n’a pas de sens. Ça ne fait pas professionnel! » Le site web a depuis été modifié.
Autre sujet de discorde, M. Deschênes refusait que ses élèves participent à des compétitions de création de jeux vidéo, telles que le Game Jam.
« J'en avais parlé avec David en disant que ce serait le fun, que l'école pourrait avoir une belle image en allant là, relate Patrice Auger. Il m'a dit : "Non, parles-en pas aux étudiants, ça encourage trop le milieu public, cette histoire-là." J'ai dit à mes étudiants : "Inscrivez-vous, mais ne faites pas mention que vous êtes à l'Institut Desgraff." »
Harcèlement, extorsion et intimidation
À la fin des cours, Étienne Lessard-Lafond ne veut pas en rester là. Après plusieurs tentatives pour convaincre la direction d’améliorer la qualité des cours, il décide d’alerter les futurs étudiants et publie un commentaire critique sur différents médias sociaux.
« J'ai fait ce commentaire-là pour aviser les gens de faire attention, de se méfier », explique-t-il.
David Deschênes y voit une forme de harcèlement.
Les choses s’enveniment lorsque, dans un échange de textos avec son professeur, Étienne demande une compensation, accompagnée d’une émoticône. Patrice Auger montre ce message à David Deschênes, qui considère alors qu'il s'agit d'une tentative d’extorsion.
Dans une mise en demeure, le directeur de Desgraff avise Étienne que, dans les cas de harcèlement, le Code criminel prévoit « une peine d’emprisonnement maximale de 10 ans ». Pour l’extorsion, c’est « l’emprisonnement à perpétuité », ajoute-t-il.
Cette [mise en demeure], je la perçois vraiment comme une forme d'intimidation, pour me faire taire, pour enterrer encore une fois ma critique.
L’émoticône indique que ce n’est que de l’humour, selon Patrice Auger. « J'ai dit [à David Deschênes] : "Si tu dis que c'est de l'extorsion, c'est pas ça du tout, là, c'est du sarcasme, en fait." C'était pas un commentaire hyper négatif, et je trouve qu'il y avait certains points qui étaient vrais là-dedans. »
David Deschênes est allé encore plus loin. Il a porté plainte contre Étienne à la police de Sherbrooke. Celle-ci a mené une enquête sur des allégations de harcèlement et d’extorsion contre l’étudiant, mais à ce jour, aucune accusation n’a été déposée.
« J'en reviens juste pas. Je trouve que c'est ridicule d'aller aussi fort pour quelque chose de si banal », affirme Étienne Lessard-Lafond.
Est-ce pour décourager Étienne de parler à l’émission La facture que David Deschênes lui réclame en plus 460 000 $ dans une poursuite civile?
Impossible de le savoir, puisqu’il a décliné notre demande d’entrevue. Il a préféré réserver ses commentaires pour la cour étant donné que le litige est judiciarisé.
M. Auger, ancien enseignant de l'Institut Desgraff, n'est « pas fier de ce qui se passe actuellement. Poursuivre un étudiant pour cette raison-là, je trouve que c’est très bas ».
Pour Étienne, cet amateur de jeux vidéo, la partie est loin d’être terminée. Du virtuel, la joute se transporte maintenant dans une enceinte bien réelle : le tribunal. « Je n'ai pas peur de ce qui peut m'arriver, parce que je n'ai rien à me reprocher », assure-t-il.