La guerre avec la Russie se transporte dans l’arène électorale en Ukraine

Le président ukrainien Petro Porochenko visite une base militaire le 6 décembre 2018.
Photo : Reuters / Handout .
Prenez note que cet article publié en 2019 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Le 31 mars prochain, les Ukrainiens se rendront aux urnes pour choisir un nouveau président. Un enjeu bien particulier donnera sans doute matière à réflexion aux électeurs : la guerre contre la Russie. Comment ce conflit, qui a fait plus de 10 000 morts jusqu'à maintenant, influencera-t-il le vote?
« C'est assez inusité de se retrouver en campagne électorale quand ton armée est sur le front », affirme d’entrée de jeu Dominique Arel, titulaire de la Chaire en études ukrainiennes de l'Université d'Ottawa.
« Il faut comprendre que c'est une guerre qui est chaude, c'est-à-dire que ce n'est pas une guerre de tranchées où on se regarde dans le blanc des yeux et où il n'y a rien qui se passe », explique-t-il.
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Un redécoupage façonné par la guerre
Depuis la fin de 2013, l’Ukraine est secouée par une foule de perturbations politiques. C’est d’abord le rejet d’une entente d’association avec l’Union européenne par le gouvernement de l’époque, dirigé par le prorusse Viktor Ianoukovitch, qui a semé la graine d’un vaste mouvement pro-européen appelé Euromaïdan.
La répression sanglante des manifestants rassemblés place de l’Indépendance, à Kiev, a mené à la destitution et à l’exil de M. Ianoukovitch, puis à la tenue de nouvelles élections qui ont porté au pouvoir l’homme d’affaires Petro Porochenko.
Quelques mois plus tard, les élections législatives ont donné à M. Porochenko une majorité au Parlement, lui permettant de mettre en oeuvre une foule de réformes alignées sur les recommandations du Fonds monétaire international (FMI).
Le mouvement pro-européen a toutefois vu naître sa contrepartie dans certaines régions du sud et de l’est du pays, traditionnellement russophones. En avril 2014, les manifestations antimaïdans tournent à l’insurrection armée appuyée par la Russie, menant à l’annexion de la Crimée et à l’occupation d’une partie du Donbass, ce bassin houiller de l’est du pays.
Ces amputations territoriales ont profondément changé le visage électoral de l’Ukraine, puisqu’elles privent le pays du vote de millions d’électeurs. « Environ 16 % des Ukrainiens vivent présentement en territoires occupés », estime Taras Kuzio, professeur au Département de science politique de l’Université nationale de l'Académie Mohyla de Kiev.
« Parmi eux, 90 % ont voté pour des partis et des candidats prorusses en 2010 et en 2012, explique-t-il. Leur absence des bureaux de vote, la chute du Parti des régions [dirigé par Ianoukovitch] et l’interdiction du Parti communiste ont considérablement réduit la portée du vote prorusse. »
Olga Onuch, qui est professeure agrégée au Département de politique de l’Université de Manchester et experte de l’Ukraine, est du même avis. « La vraie bataille va se dérouler dans le centre de l’Ukraine, maintenant plus que jamais, car une portion de la population dans l’Est [...] est incapable de participer à cause de la guerre et de la migration interne. »
Même si la guerre a changé la donne, la professeure estime cependant que le centre du pays a toujours eu le pouvoir d’influencer l’issue des élections. « Les gens font tout un plat de l’Est et de l’Ouest, mais quand on regarde les résultats électoraux, on voit que ce qui se passe dans le centre dicte qui deviendra président. [...] Cette portion du pays est populeuse et elle regroupe des villes et des villages qui peuvent pencher d’un côté comme de l’autre. »
S’associer avec la Russie, « un suicide politique »
Pour Dominique Arel, il est clair que « le poids des russophones, électoralement, a diminué de beaucoup ». Mais outre une certaine marginalisation de cette frange de l’électorat, le conflit avec la Russie a provoqué un autre changement majeur, et ce, au sein même des partis.
« Évidemment, maintenant, il n'y a pas un parti qui peut se déclarer proche de la Russie, c'est politiquement impossible. [...] Parce que la Russie est en guerre avec l'Ukraine, donc politiquement c'est le suicide », dit Dominique Arel.
M. Arel estime ainsi que la Russie a perdu toute chance d’influencer directement le vote en s’associant ouvertement à un candidat ou à un parti, comme elle le faisait par le passé. « Avant, Viktor Ianoukovitch pouvait s'afficher. Il l'a fait, il se faisait même humilier par Vladimir Poutine, ça se faisait ouvertement », affirme le professeur.
« Maintenant, si un candidat se trouvait à Moscou pour participer à une rencontre au sommet, ce serait la fin de sa carrière politique en raison justement d'une situation qui n'existait pas auparavant, explique-t-il. Ce n'est pas un conflit politique qui se déroule avec la Russie, c'est une guerre, c'est militaire. »
Selon le professeur Taras Kuzio, l’impopularité de la Russie découle du fait que les Ukrainiens imputent à Vladimir Poutine la responsabilité du conflit dans le Donbass. Plus encore, les deux tiers d’entre eux voient la Russie comme un pays agresseur.
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Suicide politique ou non, certains candidats s’affichent tout de même près de Moscou. C’est le cas de Iouri Boïko, ancien ministre de l’Énergie dans le gouvernement de Viktor Ianoukovitch, ancien membre du Parti des régions et actuel membre du Bloc de l’opposition, qui se positionne contre les réformes pro-occidentales.
Ce qui est différent lors de cette élection, c’est toutefois l'impopularité du candidat. « Il n'y a pas de candidat qui sort de l'Est et qui parvient à aller chercher des majorités de 60, 70 ou jusqu'à 90 %. Ça n'existe plus. [...] Il y a Boïko, mais il ne va pas chercher 10 % des intentions de vote. Ses chances de se retrouver au deuxième tour sont presque nulles. »
Présentement, les candidats qui ont le plus de chances de se retrouver en duel au deuxième tour de l’élection sont le président sortant Petro Porochenko, la figure de proue de la Révolution orange de 2014 Ioulia Timochenko et le comédien et néophyte en politique Vladimir Zelenskiy. Les trois sont en faveur d'un rapprochement avec l'Occident.
Les candidats ont jusqu’au 4 février prochain pour se lancer dans la course à la présidence. Le premier tour doit se tenir le 31 mars. Si un deuxième tour est nécessaire – ce qui sera probablement le cas –, il aura lieu le 21 avril. Le président sortant, Petro Porochenko, n’a pas encore officiellement soumis sa candidature.
Quand la guerre se transporte sur le web
La Russie a été montrée du doigt à plusieurs reprises pour avoir tenté d’influencer le résultat d’élections ou l’opinion publique en diffusant de fausses nouvelles sur le web et les médias sociaux, notamment lors de la campagne présidentielle américaine de 2016 remportée par Donald Trump.
« La Russie a été accusée de faire ça aux États-Unis et un peu partout, en Europe et même au Canada, confirme Dominique Arel. Mais le laboratoire de cette intervention aux États-Unis, ça a d'abord été l'Ukraine en 2014. »
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« C'est la guerre qui se poursuit sur une autre plateforme, sous une autre dimension, sans aucune illusion de la part des Ukrainiens. Ils sont bien au courant », renchérit le professeur de l’Université d’Ottawa.
Plusieurs initiatives sont d'ailleurs en cours en Ukraine pour contrer l’influence russe dans les médias et sur Internet.
En 2017, les médias financés à même les fonds publics russes et les journalistes qui y travaillent ont été bannis. En mai dernier, Petro Porochenko a signé un décret présidentiel pour prolonger de trois ans cette interdiction qui, concrètement, leur bloque l’accès aux réseaux de télécommunications ukrainiens.
La mesure a été qualifiée d’antidémocratique par le Comité pour la protection des journalistes. « Combattre la propagande par la censure est inefficace », avait alors dénoncé l'organisme.
Une stratégie a aussi fait surface rapidement après la révolution pro-européenne. Des étudiants, d'anciens diplômés et des professeurs d’une école de journalisme ont lancé le site StopFake.org afin de vérifier les faits avancés par ce qu’ils qualifient de « propagande russe ».
Propagande ou non, une chose est toutefois certaine pour la professeure Olga Onuch : « La Russie travaille déjà à influencer l’élection ».
« C’est un processus en cours et qui va se poursuivre. Je ne vois aucune indication selon laquelle la situation va changer », ajoute-t-elle.