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Quand le marché de l'art s'emporte, les musées paient le prix

Un homme se penche sur le côté, derrière un lutrin, lors de la vente aux enchères d'une toile. Derrière lui, un écran affiche des prix en différentes devises internationales.

Les prix de vente d’œuvres d'art peuvent rapidement grimper lors d'enchères, comme ce fut le cas en novembre 2018 pour une toile de David Hockney.

Photo : Getty Images / Don Emmert

En novembre dernier se vendait une toile du peintre anglais David Hockney pour la somme de 119 millions de dollars, un record pour un artiste vivant et un bel exemple de la frivolité du marché de l'art aux dépens des musées, qui n'ont pas les moyens de suivre cette cadence.

Portrait of an Artist (Pool with Two Figures), qui représente un homme devant une piscine à l’intérieur de laquelle nage un autre personnage, a fracassé le record autrefois détenu par l’artiste américain Jeff Koons pour sa sculpture Balloon Dog (Orange), vendue en 2013 pour 77 millions de dollars.

Des montants qui semblent astronomiques, mais qui demeurent bien modestes en comparaison avec les prix payés pour certaines œuvres de grands maîtres.

Une sculpture géante d'un chien en ballons oranges est présentée dans un musée.

Balloon Dog (Orange), de l'artiste Jeff Koons s'était envolé en 2013 pour 77 millions de dollars.

Photo : Getty Images / Don Emmert

« On est conscient qu’il y a tout un phénomène à l’heure actuelle, très médiatisé, de ventes d’œuvres qui atteignent des prix absolument faramineux », explique Christine Bernier, professeure au département d’histoire de l’art à l’Université de Montréal.

Elle cite en exemples le tableau Femmes d’Alger de Pablo Picasso, vendu en 2015 pour 237 millions de dollars, et le Salvator Mundi de Léonard de Vinci, dont le prix de vente a atteint 598 millions de dollars en 2017.

Des batailles de « mégariches »

Selon des observateurs, le milieu de l’art vit un regain cette année.

La Foire européenne des beaux-arts de Maastricht estimait la valeur totale du marché de l’art à 53 milliards de dollars en 2017. Une valeur qui grimperait plutôt à un peu plus de 84,6 milliards, selon un rapport conjoint de la banque suisse UBS et de la foire rivale Art Basel.

Dans tous les cas, les chiffres sont à la hausse par rapport à 2016.

Art Basel souligne également que les ventes aux enchères à elles seules sont en hausse de 27 %, pour atteindre une somme totale de 38,2 milliards de dollars en 2017.

Christine Bernier, qui est aussi directrice du programme de muséologie à l’Université de Montréal, explique que la valeur marchande d’une œuvre est d’abord basée sur une documentation « très solide » recensée avant la mise en vente.

Le propriétaire de l’œuvre fixe alors un prix plancher en dessous duquel il peut refuser la vente. Mais une fois cette somme dépassée, l’escalade peut rapidement devenir vertigineuse.

« Là, tout peut arriver, explique Christine Bernier. Ça met en scène le pouvoir des mégacollectionneurs, des gens qui sont extrêmement riches qui, entre eux, se font un honneur d’essayer de battre l’autre. On parle de mégariches avec 7 ou 8 résidences secondaires et une douzaine de voitures de collection! »

Et ces « mégariches » tendent à se multiplier rapidement, particulièrement en Chine, où le magazine Forbes liste pas moins de 338 milliardaires en 2018.

Le site web spécialisé en art visuel Artsy souligne qu’en 2017, la Chine représentait 21 % des ventes d’art dans le monde, ce qui la place légèrement derrière les États-Unis, mais devant le Royaume-Uni.

Ils ne savent plus quoi acheter, alors ils achètent des œuvres d’art. Et là, il n’y a pas de limite!

Une citation de Christine Bernier, directrice du programme de muséologie de l'Université de Montréal
Un homme chinois derrière un lutrin lève son bras droit devant une foule de personne réunies lors de la vente aux enchères d'une oeuvre d'art.

La Chine gagne de plus en plus de parts du marché mondial de l'art grâce à ses nombreux milliardaires.

Photo : Getty Images

Les musées, victimes collatérales

Pour la population en général, la seule occasion de pouvoir observer de telles œuvres demeure dans les musées. Or, ces institutions n’ont pas les budgets pour compétitionner lors de ventes aux enchères chez Christie’s et Sotheby’s.

« On n’a pas ces richesses-là et c’est pour ça qu’on travaille parfois avec des mécènes », explique Annie Gauthier, directrice des collections et de la recherche au Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ).

Or, lorsque des œuvres importantes sont acquises par des individus, elles peuvent tout simplement disparaître de la circulation, souligne Christine Bernier.

Quand une œuvre est acquise par un collectionneur privé, il n’est pas obligé de la montrer. Il n’est pas obligé d’accepter qu’elle soit reproduite. Il n’est pas obligé de la rendre disponible pour la recherche. Donc l’œuvre disparaît en fin de compte.

Une citation de Christine Bernier, directrice du programme de muséologie de l'Université de Montréal

Seules des reproductions déjà existantes demeurent à la disposition du grand public, à moins que le collectionneur accepte de prêter l’originale à un musée pour une exposition temporaire.

Annie Gauthier offre pour sa part un point de vue plus nuancé. « C’est certain que quand c’est gardé dans des entrepôts, il y a une forme d’injustice de dire que cette richesse est pour le bénéfice du 1 %, explique-t-elle. Mais en même temps, c’est une question de rareté. »

Citant en exemple le cas du peintre Jean-Paul Riopelle, la directrice des collections du MNBAQ souligne que son institution détient 400 œuvres de cet artiste québécois.

« La population n’est pas coupée des œuvres de Riopelle, de sa compréhension ou de son importance » si le musée n’est pas en mesure d’acquérir une œuvre de plus signée par cet artiste, selon Mme Gauthier.

Difficile contexte canadien

Dès qu’un artiste connaît le succès lors d’une vente, sa cote de popularité peut bondir de manière assez importante et ainsi influencer à la hausse les négociations pour les ventes suivantes.

Si « un musée américain était en train de courtiser un collectionneur pour [acheter] un David Hockney, le collectionneur va peut-être préférer [vendre] du côté de chez Christie’s ou de chez Sotheby’s plutôt que de faire un don au musée », illustre Mme Bernier.

C’est sans compter que les musées canadiens devront possiblement évoluer dans un contexte encore plus restrictif depuis l’arrêt Manson énoncé en juin 2017 par une cour fédérale.

En vertu de cette décision, les dons aux musées ne seront plus admissibles à une déduction fiscale si l’œuvre reçue n’est pas d’un artiste canadien ou si son thème n’est pas le Canada, souligne Mme Bernier.

« C’est une véritable catastrophe pour les musées canadiens », s’insurge-t-elle.

Cette décision est d’autant plus paradoxale, poursuit Mme Bernier, puisque le gouvernement du Québec avait bonifié la déduction fiscale pour les dons d’œuvre d’art justement pour retenir les pièces importantes dans la province et éviter que des donateurs se tournent vers des musées ontariens ou américains.

« Ça enrichit les collections internationales des musées, explique Mme Bernier. Tous les musées [sauf le MNBAQ] ont dans leur mandat de collectionner des œuvres québécoises, canadiennes, mais aussi internationales. »

Pour Annie Gauthier, les musées canadiens ont toujours eu à démontrer que leurs acquisitions avaient une valeur patrimoniale.

« C’est certain que l’arrêt Manson nous fait craindre le pire, mais en même temps si on est capables de montrer le lien qui est à faire avec l’histoire de notre pays ou de notre province, le point est fait », estime-t-elle.

Les institutions muséales canadiennes doivent porter en appel le dossier le mois prochain.

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