Le système de visas freine les ambitions de Montréal en intelligence artificielle

Le premier ministre Justin Trudeau dans les locaux d’Element AI à Montréal pour annoncer un investissement de 230 millions de dollars à la supergrappe pancanadienne des chaînes d'approvisionnement intelligentes, SCALE.AI.
Photo : La Presse canadienne / Ryan Remiorz
Prenez note que cet article publié en 2018 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Le Canada, qui cherche à se positionner comme un leader dans le monde de l'intelligence artificielle (IA), est critiqué par la communauté scientifique pour avoir refusé d'octroyer un visa temporaire à plus de 100 chercheurs qui devaient participer à un congrès de renom à Montréal.
La métropole québécoise, qui multiplie les initiatives pour se démarquer dans le domaine de l’IA, accueillait la semaine dernière l’un des rassemblements les plus attendus par la communauté scientifique à travers le monde. Baptisé le Super Bowl de l’IA, le congrès NeurIPS, qui s’est tenu du 2 au 9 décembre au Palais des congrès, a accueilli 8000 participants, mais seulement la moitié des 230 participants d'origine africaine qui s'y étaient inscrits.
Les organisateurs affirment que plus de 100 chercheurs ayant présenté une demande de visa plus de deux mois à l'avance n’ont pas reçu un permis d’entrée au pays. Selon Timnit Gebru, l’une des organisatrices, la majorité des personnes concernées sont originaires de l'Afrique, mais étudient ou travaillent dans des pays occidentaux.
Sur Twitter, elle affirme qu’une chercheuse qui étudie aux États-Unis a reçu un message des autorités canadiennes affirmant que sa demande de visa a été rejetée, car elles « ne sont pas convaincues qu’elle rentrera aux États-Unis » à la fin de sa visite au Canada. Certains auraient même reçu un message de la part de l’ambassade mettant en doute l’authenticité de leur lettre d’invitation.
Cette situation a soulevé des craintes auprès de nombreux acteurs clés dans le domaine, dont Jeff Dean, chargé de l'intelligence artificielle chez Google, qui a directement interpellé le premier ministre canadien Justin Trudeau sur Twitter. « Pouvez-vous faire quelque chose? », lui a-t-il demandé.
C’est une déception totale […] Peut-être que la prochaine fois, nous devrions organiser la conférence dans un pays plus amical!
Une version antérieure de cet article affirmait à tort qu'il y avait 230 participants au congrès NeuroIPS.
La diversité est essentielle, dit un chercheur rwandais
Pour sa part, Waleed Daud, un Soudanais qui est étudiant en intelligence artificielle au Rwanda et qui devait faire une présentation de ses travaux au congrès NeurIPS, affirme que le Canada aura de la peine à se positionner en leader dans ce domaine en raison des nombreux obstacles qui empêchent la mobilité des chercheurs, dont le système de visas.
Sa demande de visa temporaire a été refusée, car « les autorités ont dit qu’elles n’étaient pas convaincues que je retournerais dans mon pays à la fin de mon séjour au Canada », explique-t-il dans un courriel envoyé à Radio-Canada.
Selon M. Daud, « il est difficile pour le Canada de se positionner en tant que leader mondial dans le domaine de l’intelligence artificielle en raison de ces obstacles ».
Je crois qu’il y a un grand décalage entre les ambitions du gouvernement canadien et ce qui se passe réellement sur le terrain.
Pour illustrer l’importance de la diversité dans le milieu de l’IA, le chercheur soudanais donne l’exemple d’un algorithme de reconnaissance faciale qui a récemment été testé par un organisme indépendant et qui a échoué parce qu’il s’est avéré qu’il est incapable de reconnaître les visages de personnes noires. « Ceci veut dire que la personne qui a développé cet algorithme ne s’est tout simplement pas intéressée aux Noirs, estime M. Daud. C’est pour cela qu’il est essentiel de garantir la diversité, afin d’éviter ce genre de problèmes. »
« C'est vraiment injuste »
À Montréal, l’une des figures de proue de la révolution en intelligence artificielle, Yoshua Bengio, s’est lui aussi montré très critique ces dernières semaines vis-à-vis du système d’octroi des visas canadiens, affirmant que c’est « malheureux » pour le Canada.
Ça va à l’encontre de ce que nous professons et répétons à travers le monde et des valeurs avancées par notre gouvernement. C’est malheureux qu’on fasse de la discrimination contre des personnes issues de pays pauvres, des chercheurs, étudiants et doctorants qui cherchent à contribuer au domaine de l’IA. C’est terrible. C’est mauvais pour le pays et pour notre image.
Dans une entrevue accordée au magazine MIT Technology Review, le chercheur de l’Université de Montréal affirme que le Canada doit « faciliter la venue des personnes provenant des pays en développement ». « En Europe, aux États-Unis ou au Canada, c’est très difficile pour un chercheur africain d’obtenir un visa, ajoute-t-il. C’est complètement injuste. C’est déjà difficile pour eux de faire de la recherche avec peu de ressources, mais si en plus ils ne peuvent pas avoir accès à la communauté [des chercheurs], je pense que c’est vraiment injuste. »
M. Bengio souligne d'ailleurs que le congrès ICLR, qui réunit chaque année des chercheurs du monde entier, se tiendra en Éthiopie en 2020, afin de pallier ce problème de visas.
Ottawa répond aux critiques
Jeudi dernier, Justin Trudeau a répondu aux critiques, affirmant que le Canada « possède un système d’octroi de visas indépendant et rigoureux ». « Nous cherchons toujours à apprendre des mauvaises expériences », ajoute-t-il.
Le premier ministre canadien a fait cette déclaration alors qu’il se trouvait dans les locaux d’Element AI à Montréal pour annoncer un investissement de 230 millions de dollars à la supergrappe pancanadienne des chaînes d'approvisionnement intelligentes, SCALE.AI, établie au Québec, et qui regroupe plus de 110 entreprises, centres universitaires, incubateurs et autres partenaires internationaux.
De son côté, Montréal International, qui a pour mission d’attirer des talents étrangers dans le domaine de l’IA, se veut plus rassurante, affirmant avoir quadruplé ses missions de recrutement, passant de 3 à 12 en deux ans.
On fait des missions de recrutement de talents stratégiques et d’étudiants partout dans le monde, on est allés au Mexique et au Brésil. On vient tout juste de terminer une mission d’attraction d’étudiants internationaux au Maroc et en Tunisie… On sent beaucoup d’engouement.
Pour Céline Clément, Montréal connaît toujours un « énorme succès au niveau de l’intelligence artificielle et de l’attraction de talents ». « À titre d’exemple, ajoute-t-elle, Montréal International a accompagné plus d’une trentaine de projets en IA ces deux dernières années, pour des investissements de 500 millions de dollars ».
Selon elle, Montréal International a obtenu cet été un mandat supplémentaire pour attirer et retenir les étudiants internationaux et contemple de plus en plus les pays du Maghreb et de l’Europe. L’organisme affirme aussi avoir facilité l’obtention d’un visa temporaire pour 380 travailleurs qualifiés au cours de l’année dernière.
Mme Clément confie toutefois que les délais des visas peuvent être longs pour certains chercheurs qui ne satisfont pas les critères du gouvernement fédéral dans le cadre de la politique des « Talents mondiaux », qui vise à accélérer le processus d’immigration des travailleurs. « Mais étant donné que nous appuyons des travailleurs très qualifiés et expérimentés au sein d’entreprises établies à Montréal, nous ne connaissons pas de refus », tient-elle à ajouter.
« Les succès que nous connaissons en intelligence artificielle, avec l’accueil de chercheurs plus spécifiquement, sont aussi relativement nouveaux, conclut-elle. Je pense qu’il faut prendre cette donnée en compte. »