Séconal, de Mario Brassard, lauréat du Prix de poésie 2018

Le poète Mario Brassard
Photo : Peter Parker
Prenez note que cet article publié en 2018 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Mario Brassard travaille à temps partiel pour Postes Canada, dans Lanaudière. Le reste du temps, il se consacre à l'écriture, alternant entre poésie et littérature jeunesse. Il est le lauréat du Prix de poésie Radio-Canada 2018.
Son poème inédit Séconal est une lettre d'adieu fictive qui tente de donner la parole à la poète Alejandra Pizarnik, qui a mis fin à ses jours le 25 septembre 1972.
[Mon plus grand défi a été de] me donner la permission d'emprunter la voix d'une poète immense et de faire miens ses yeux. Ça n'allait pas de soi. J'ai bien essayé par d'autres angles, par d'autres locuteurs, mais je revenais toujours à cette voix obsédante, étrangement lucide, moins soucieuse d'elle-même que des autres.
Séconal
Quand vous lirez ceci, j'aurai l'âge de ces statues qui reviennent de la nuit en boitant, les mains lézardées par ce qu'il reste de lumière dans les ruines des phares. Depuis longtemps vous aurez fermé la fenêtre, tiré le rideau, gardant par-delà les falaises – et peut-être les nuages –, le fin mot du ciel.
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Vous ne parlerez plus de moi que dans une langue tout en vent, d'où l'on chasse les mouches de même sang que le mien. Moi la plus qu'absente, ma voix remplie de terre. Bientôt, vous oublierez de quel côté du lit dorment les morts. Loin derrière vous, je serai l'ombre sortie de ses gonds, le bateau parti s'échouer dans la salive des marins.
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S'il vous faut dresser la carte du monde avant le grand incendie, s'il vous faut encore répondre de mes cendres au lever du jour, c'est que vous n'avez pas rêvé : j'étais ce manège aux yeux verts, au bruit d'osselets, moins jardin qu'épouvantail grandissant trop vite, jusqu'à devenir paysage, oui, vaste paysage de chair crue.
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Même en inventant l'aube et ses environs, jamais je n'ai pu chuchoter à l'oreille du coq : « Voici mon enfance, comptée en carats. » J'habitais déjà le corps rougeoyant de la bête dans la gueule du fusil. J'avais beau crier, hurler tonnerre, c'est à peine si j'arrivais à éloigner les flammes de mes lèvres. Comprenez-vous? Tout en moi brûlait plus haut que moi.
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Je repoussais dans la marge l'ange aux ailes dévorées et je vous donnais la monnaie d'un astre qui n'avait plus cours. La tête lourde de lumières rompues, tête presque minérale, je voulais m'arracher légère à cet amas de décombres qui portait mon nom.
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Si je marchais avec vous, c'était les pieds troubles, dans des rues cachées au dos du regard. Détachée de moi-même, je m'arrêtais chaque fois plus longtemps devant cette maison de sel où, dans la chambre du fond, sur la table de chevet, juste à côté du flacon de Séconal, reposait un livre toujours ouvert à la page de la lame.
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Tous mes dragons taris, il ne restait de moi qu'un petit poème aux os pointus, à peine l'ombre d'un chien bègue. Moi la plus qu'absente, ma voix remplie de terre, je cherchais le sommeil du bout des doigts, la lune derrière la lune. Vous le deviniez à vos boussoles affolées, c'était l'heure du raccourci. Corps et biens.
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Un jour j'entrerais dans la maison de sel sans frapper. Il n'y aurait plus personne, nulle part où reculer. Je déposerais au creux du panier, parmi les oranges trop mûres, ma pierre de folie. Puis j'avancerais dans le couloir, lentement. Et dans la chambre du fond, sans jamais faire un pas de plus, je déserterais les miroirs à l'appel de cette chose lisse et froide qu'est la nuit majuscule.
*
Vous qui savez ériger le soleil, sans sueur ni vertige, et de l'autre main renflouer les bateaux à l'aide de pollen; vous, qui par le rivage, croyez aux fleurs à venir; vous dont les phrases ne s'achèvent pas à Buenos Aires le 25 septembre 1972, ponctuées de pilules : rendormez-vous. Laissez ces frêles cordes de mots pendre de ma bouche. Qu'à présent seules y grimpent, à la manière d'un phare, les statues qui auront su, mieux que moi, rêver d'une lumière qui ne s'éteint pas.
Si vous ou un de vos proches êtes en détresse, téléphonez au 1 866 APPELLE (277-3553)
Un extrait de Séconal sera lu à l’émission Plus on est de fous, plus on lit! en formule cabaret, diffusée en direct du Salon du livre de Montréal, le vendredi 16 novembre, de 13 h à 15 h.
Un peu plus tard, à 18 h 30, toujours en direct du kiosque de Radio-Canada, Mario Brassard participera à une soirée « poésie et tango », au cours de laquelle on pourra entendre ses mots, mais aussi ceux de la poète Alejandra Pizarnik, ainsi que la musique de Radiotango (Nouvelle fenêtre), et assister à une démonstration de tango.
Voici les finalistes du Prix de poésie Radio-Canada 2018 :
- Anne-Marie Desmeules pour Bouleaux
- Kristina G. Landry pour Alors tu nous construiras un bateau
- Mathieu Simoneau pour L'espace de liberté des rivières
- Marie-Hélène Voyer pour Mouron des champs
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