Nouvelle mise en garde sur le danger du transport de pétrole par train

Lac-Mégantic à la suite de l’accident
Photo : Reuters / Mathieu Belanger
Prenez note que cet article publié en 2018 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Alors que le transport de pétrole par rail est en hausse au pays, les changements apportés à la réglementation fédérale depuis la tragédie de Lac-Mégantic sont insuffisants pour protéger le public, estime Bruce Campbell, ex-directeur du Centre canadien de politiques alternatives. Il dresse ce constat dans un livre qui retrace les causes du pire accident ferroviaire de l'histoire récente du Canada.
Ses révélations sont troublantes.
En 2011, la compagnie de chemin de fer Montreal, Maine & Atlantic (MMA), qui transporte des convois de pétrole hautement inflammable à travers un chapelet de petites villes de l’Estrie, veut réduire ses équipages à un seul homme, par mesure d’économie.
La nouvelle inquiète Kevin Mosher. Le mécanicien de locomotive d’expérience était à l’époque coprésident du comité santé et sécurité de la MMA. S’inspirant des conditions sévères imposées à la seule autre compagnie canadienne autorisée à exploiter des trains de marchandises avec un seul mécanicien, il propose à la MMA de mettre en place une série de mesures destinées à assurer la sécurité de la population.
Selon Kevin Mosher, non seulement la direction de la MMA aurait refusé la proposition, mais, dans une lettre rédigée à l’intention de Transports Canada, elle aurait au contraire affirmé que son comité santé et sécurité approuvait le projet à l’unanimité.
M. Mosher a quitté la compagnie en septembre 2012, quelques mois seulement avant qu’un convoi de 72 wagons ne déraille et ne pulvérise le centre-ville de Lac-Mégantic, entraînant 47 personnes dans une mort horrible et laissant derrière lui les traces indélébiles d’un drame qui a marqué la petite communauté de 6000 habitants à tout jamais.
L’histoire de Kevin Mosher est l’une des nombreuses révélations contenues dans le livre de Bruce Campbell, The Lac-Mégantic Rail Disaster: Public Betrayal, Justice Denied (La catastrophe de Lac-Mégantic : trahison publique et déni de justice), qui vient de paraître aux éditions Lorimer.

Livre de Bruce Campbell
Photo : Éditions Lorimer
Analyste des politiques gouvernementales, qu’il a scrutées pendant 17 ans à titre de directeur d’un centre de recherche indépendant, M. Campbell pose avec acuité un regard à la fois historique et politique sur les faits, les décisions et le contexte qui ont mené à la tragédie.
Le livre est une véritable enquête qui explore trois décennies de déréglementation par les gouvernements successifs de Brian Mulroney jusqu’à celui de Justin Trudeau, en passant par l’ère des conservateurs de Stephen Harper.
En entrevue à Radio-Canada, Bruce Campbell rappelle à juste titre la disparition, l’une après l’autre, de mesures réglementaires jugées encombrantes par l’industrie, dans un contexte d’austérité budgétaire. Cela, au moment où le transport de pétrole par rail connaît un essor prodigieux, facilité par la vision du gouvernement Harper de faire du Canada un État pétrolier.
Autant d’éléments qui ont progressivement érodé la capacité de Transports Canada à assurer une surveillance adéquate de la puissante industrie ferroviaire, qui a pu ainsi imposer sa volonté aux autorités. M. Campbell trace la trajectoire d’une catastrophe qui était devenue inévitable.
Ce n’était plus une question de savoir si ça arriverait un jour, mais plutôt quand.
Construit en trois temps, dont le point culminant mène inéluctablement à la nuit dantesque du 6 juillet 2013, l’ouvrage est une charge documentée et appuyée par des sources dans les coulisses de l’appareil gouvernemental et au sein de l’industrie.
M. Campbell puise largement dans son expérience d’observateur et d’analyste, mais son moteur est d’ordre plus personnel. Une de ses collègues de travail a perdu trois proches dans l’accident.
Depuis, l’auteur est revenu maintes fois sur les lieux du drame, déterminé à trouver les coupables. Il rend hommage au passage aux citoyens de Lac-Mégantic qui se battent inlassablement depuis cinq ans pour améliorer leur sécurité et convaincre le gouvernement fédéral d’ordonner la tenue d’une enquête publique. En vain.

Un homme regarde des photos des victimes de la tragédie de Lac-Mégantic.
Photo : La Presse canadienne / Ryan Remiorz
Trahison et déni de justice
On apprend dans l’ouvrage de Campbell que les efforts de lobbying de l’industrie ont redoublé d’intensité dans les mois suivant la tragédie « dans l’espoir de restreindre ou de faire annuler les nouvelles mesures jugées trop contraignantes ».
Les ressources additionnelles qui avaient été allouées à Transports Canada au lendemain de l’accident sont maintenant sujettes à de nouvelles compressions, selon les prévisions budgétaires de 2018-2019. Et bien que certaines règles ferroviaires aient été revampées, elles restent, déplore l’auteur, subordonnées aux intérêts de l’industrie.
M. Campbell donne l’exemple de la gestion de la fatigue des conducteurs et du nombre croissant de trains à la dérive, deux problèmes qui découlent de l’absence de règles suffisantes, selon le Bureau de la sécurité des transports (BST). Enfin, toujours selon le BST, le gouvernement Trudeau tarde à implanter les nouvelles règles sur la gestion des systèmes de sécurité, en dépit de ses promesses.
Plus de pétrole transporté par rail
L’auteur voit d’un oeil inquiet l’augmentation du volume de pétrole transporté par rail, qui devrait atteindre l’an prochain le record inégalé de 500 000 barils par jour, selon les analystes – près du double de ce qu’il était au moment de la tragédie. Ces prévisions sont basées sur les données de l’Office national de l’énergie.
L’Alberta a d’ailleurs affirmé cette semaine la nécessité d’acheter plus de wagons-citernes pour répondre à cette demande croissante.
« Sans changement profond dans les mesures de sécurité ferroviaire et dans la culture de l’industrie et de son influence auprès des autorités, le Canada est incapable d’assumer son rôle de protection, et cela compromet la sécurité du public », selon M. Campbell.
« Une autre tragédie risque de survenir », ajoute l’auteur, qui voit dans l’attitude du gouvernement Trudeau une forme de trahison envers le public.

Des travailleurs constatent les dégâts.
Photo : Radio-Canada / Ryan Remiorz
Pas d’enquête publique
Contacté par Radio-Canada, le cabinet du ministre fédéral des Transports, Marc Garneau, assure que les leçons de la tragédie de Lac-Mégantic sont une de ses priorités. Le ministre vient d’annoncer en septembre le retrait accéléré des wagons-citernes C-1232, à peine plus résistants que les vieux DOT-111 concernés dans la tragédie de Lac-Mégantic, à compter du 1er novembre 2018.
Mais le ministre Garneau « ne voit pas la nécessité » de déclencher une commission d’enquête publique, affirme sa porte-parole, en dépit du fait que l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité une motion en ce sens, au printemps.
Déni de justice
Trahison, mais aussi déni de justice sont les deux grands thèmes de l’ouvrage de Campbell, qui relate le procès des trois employés de la MMA, les seules personnes accusées au criminel, alors que les accusations pénales déposées contre des cadres de la compagnie ont été réglées loin du regard du public.
Aucun haut fonctionnaire du gouvernement, parmi ceux qui ont laissé la compagnie exploiter ses trains malgré des manquements répétés aux règles, ni aucun représentant de l’industrie, qui a toléré la situation, n’a eu à témoigner.
« Comme moyen d’arriver à la vérité, le système de justice a lamentablement échoué », conclut Campbell.