Il faut miser sur les CPE plutôt que sur la maternelle, selon une étude

La chercheuse à l'UQÀM Nathalie Bigras, e compagnie d'enfants du CPE Tortue têtue
Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry
Prenez note que cet article publié en 2018 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
Le prochain gouvernement du Québec aurait avantage à miser sur les centres de la petite enfance (CPE) pour les petits de quatre ans, plutôt que sur le développement des classes de maternelle à temps plein pour tous (comme le propose la Coalition avenir Québec), selon les premiers résultats d'une étude de l'Université du Québec à Montréal qui sera publiée prochainement.
Un texte de Myriam Fimbry
Au moment où des voix réclament la maternelle quatre ans pour l'ensemble des enfants québécois, la chercheuse Nathalie Bigras estimait nécessaire de documenter ce choix de politique publique, en entamant une étude longitudinale comparative auprès des trois à cinq ans, au Québec et en France.
Elle a comparé 40 groupes de CPE à Montréal et 41 classes de maternelle en France. Ces deux milieux offrent des approches éducatives très différentes. L'une est centrée sur le développement par le jeu, l'autre favorise l'instruction directe et les apprentissages plus formels.
Pourquoi comparer le Québec et la France? « On voulait voir ce contraste et ce qu'il apportait dans nos résultats de recherche », dit la professeure de l'Université du Québec à Montréal (UQAM) à la Faculté des sciences de l'éducation.
« On avait aussi l'hypothèse que les petits Français réussissaient mieux au niveau du langage et au niveau cognitif. On se disait qu'on allait apprendre des choses sur les forces du côté français », ajoute-t-elle.
Par ailleurs, de l'autre côté de l'Atlantique, la maternelle est bien implantée depuis de nombreuses années et pas seulement en milieu défavorisé. Dès l'âge de trois ans, 90 % des petits Français entrent en maternelle. À partir de cette année, cela devient même obligatoire.
Des résultats en faveur des CPE
Avec une subvention sur cinq ans (2016-2021) du Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada, Nathalie Bigras s'est associée à des chercheurs de l'Université de Grenoble, en France, pour observer ce qui se passe dans les classes de maternelle trois ans, comparativement aux groupes de trois ans dans les CPE. Comme l'étude est longitudinale, son équipe reverra les enfants à l'âge de cinq ans.
Elle présentera les premières analyses lors d'une conférence publique gratuite à l'UQAM le 20 septembre, en pleine campagne électorale.
« Les résultats confirment la supériorité des CPE en ce qui concerne la qualité des interactions, déjà observée dans plusieurs études québécoises », conclut Nathalie Bigras dans un document préliminaire transmis à Radio-Canada.
« On compare des pommes et des bananes », dit Legault
Le chef de la CAQ, François Legault, a rapidement rejeté les premières conclusions de ces travaux.
« Je pense qu’on compare des pommes et des bananes, a-t-il dit lundi. On compare les CPE du Québec avec les écoles en France. »
M. Legault indiqué que les éducatrices des CPE n'ont pas la même formation que les enseignantes des écoles. Soulignant qu'il y a des orthophonistes et des orthopédagogues dans les écoles, il s'est dit « convaincu qu’une prématernelle 4 ans est plus efficace pour un enfant qui a des difficultés d’apprentissage qu’un CPE ».
Les chefs des trois autres principaux partis ont offert un autre son de cloche.
Jean-François Lisée, leader du Parti québécois, a rappelé que sa formation « a déposé une motion à l’Assemblée disant que les partis politiques devraient se laisser guider par la science pour faire leurs propositions en matière d’enfance. La CAQ a voté contre et le PLQ [aussi]. »
« Nous sommes les idéateurs des CPE, a dit M. Lisée. Et nous sommes contents de voir qu’à chaque étude, ça indique que c’est le meilleur milieu pour donner toutes les chances aux jeunes Québécois. »
Il a ajouté que « cette idée de la maternelle 4 ans, c’est encore le Parti québécois qui l’a inventée pour les milieux défavorisés. [...] C’est pour s’adapter à leurs vœux à eux. Mais on sait très bien que c’est une très mauvaise solution mur à mur. »
« On a la chance, au Québec, d’avoir deux réseaux de très haute qualité, a insisté le chef libéral Philippe Couillard. Pourquoi en disloquer un au profit de l’autre? [...] Ce n’est pas un problème d’avoir les deux modèles. C’est un avantage. »
La co-porte-parole de Québec solidaire, Manon Massé, a noté que le réseau de CPE, « comme la chercheure le démontre, il est beaucoup plus profitable pour les enfants dans leur cheminement que les maternelles 4 ans ».
Qu'entend-on par qualité?
Nathalie Bigras s'est intéressée à la qualité des interactions entre enfants et adultes (éducatrices ou enseignantes). En entrevue, elle explique que plus cette qualité est élevée, mieux l'enfant se sentira au sein du groupe, étant plus disposé à apprendre et se sentant plus soutenu dans son développement.
La qualité des interactions, ça a été démontré au fil des années, c'est l'élément le plus déterminant pour la réussite éducative ultérieure des enfants.

Avec le jeu, le cerveau se développe, ainsi que les interactions avec les autres.
Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry
Elle a donc choisi un outil d'observation de plus en plus utilisé à travers le monde, le CLASS (Classroom Assessment Scoring System), développé par l'Université de Virginie aux États-Unis en 2008. Il évalue sur une échelle de 1 à 7 une dizaine de dimensions classées en 3 grands domaines.
Le CLASS : 3 domaines, 10 dimensions
- soutien émotionnel : climat positif, climat négatif, sensibilité de l'éducatrice ou de l'enseignante, prise en considération du point de vue de l'enfant;
- organisation du groupe : gestion des comportements, productivité, modalités d'apprentissage;
- soutien à l'apprentissage : développement de concepts, qualité de la rétroaction, modelage langagier.
Toutes les dimensions sauf une sont supérieures chez les CPE, en comparaison avec les maternelles de Grenoble. On a aussi relevé qu'on est particulièrement forts dans les CPE au niveau du soutien émotionnel et de l'organisation du groupe.
La seule dimension où le score est légèrement inférieur, c'est le « développement de concepts ».
Précision : il ne s'agit pas, à trois ans, d'apprendre des concepts, dit la chercheuse. « On regarde si l'éducatrice pose des questions pour faire des liens avec des apprentissages antérieurs, est-ce qu'elle leur permet de créer, d'imaginer, de planifier leurs réalisations? »
Dans les neuf autres dimensions servant de critères de qualité, les CPE obtiennent de meilleurs scores, y compris au niveau du soutien au langage.
Pourquoi les CPE obtiennent-ils de meilleurs résultats?
Nathalie Bigras l'explique par deux variables déterminantes : la taille des groupes et la formation des éducatrices.
« Plus la taille du groupe est grande, moins la qualité est élevée », résume Nathalie Bigras. Les groupes de maternelle étudiés en France avaient un nombre moyen de 20 enfants par groupe, au lieu de 9 en moyenne dans les CPE (le maximum étant 10).

Un petit ratio permet d'accorder plus de temps à chaque enfant et de mieux les observer, selon l'éducatrice en CPE Nathalie Beaulieu.
Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry
Un aspect que confirme volontiers une éducatrice de 28 ans d'expérience, Nathalie Beaulieu, au CPE Tortue Têtue à Montréal. « Avec plus d'enfants, je me sentirais débordée, premièrement, parce que plus ils sont petits, moins ils sont autonomes. Je ne ferais qu'éteindre des feux au niveau des interventions, ce qu'on appelle la discipline. »
Le petit ratio me permet d'accorder plus de temps et d'attention à chacun des enfants. En bas âge, le rapport affectif est très important. Ça me permet d'observer aussi leur comportement, d'être capable d'interagir et de savoir quoi planifier selon leurs intérêts.
Côté formation, les enseignantes de maternelle en France ont une formation universitaire en enseignement, sans spécialisation pour la maternelle, alors que la plupart des éducatrices en CPE au Québec ont un diplôme d'études collégiales qui les forme spécifiquement au travail auprès des jeunes enfants.
« Si on veut que cette mesure soit payante, d'implanter des maternelles quatre ans partout, il faut y mettre des conditions », affirme Nathalie Bigras, citant des ratios peu élevés comme en CPE et une formation plus pointue en petite enfance pour le personnel enseignant. « Alors dans ce contexte, pourquoi ne pas demeurer avec les CPE, qui sont déjà implantés partout au Québec et qui offrent déjà des services de qualité? »
Détecter les enfants vulnérables à un stade précoce
Cette idée ne fait pas l'unanimité. Égide Royer, psychologue et professeur à la Faculté des sciences de l'éducation de l'Université Laval, pense que la maternelle quatre ans pour tous les enfants, c'est ce qui permettrait d'améliorer la réussite scolaire pour un plus grand nombre de jeunes.
« On a encore un gars sur trois et une fille sur cinq qui arrivent à la maternelle à cinq ans avec une vulnérabilité, une faiblesse sur le plan du développement ou du langage », dit-il. « Je ne remets pas en question la qualité des services en CPE, mais ce n'est pas suffisant pour favoriser la réussite scolaire. À titre d'indicateur, le nombre d'élèves en difficulté à l'école a doublé en 15 ans. »
Il admet que pour des enfants qui se développent normalement, dans un environnement familial qui valorise la lecture, aller en CPE ou en maternelle quatre ans est équivalent.

Des enfants du CPE Tortue têtue à l'UQÀM.
Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry
« Dans plusieurs familles, compte tenu du niveau de stimulation qui existe, la maternelle quatre ans ou le CPE ne fera pas une grande différence au niveau de la réussite scolaire. Mais pour les jeunes vulnérables, il y a une différence », affirme Égide Royer.
Ces « jeunes vulnérables » – avec des difficultés de langage, de comportement, d'attention ou un trouble du spectre de l'autisme – seront mieux repérés et mieux épaulés s'ils fréquentent le système scolaire dès l'âge de quatre ans, selon le professeur. La formation universitaire des enseignantes sera ici davantage un atout, ainsi que la présence de professionnels dans l'école, tels que des orthophonistes ou des psychoéducateurs.
Les données de recherche nous disent qu'une intervention précoce au niveau de la littératie (ce qui touche les sons, les lettres, les mots) et de la numératie (les chiffres) et une intervention précoce par rapport aux jeunes qui ont certaines vulnérabilités augmente de façon significative la réussite scolaire.
Pour les milieux défavorisés
En milieu défavorisé, bien des enfants ne fréquentent pas les CPE, pour différentes raisons. Lorsqu'un parent ne travaille pas et reste à la maison, il ne voit pas l'intérêt de faire garder son enfant. En revanche, il se laissera davantage convaincre d'envoyer son enfant à l'école, en maternelle quatre ans. D'autant plus que c'est gratuit.
C'est la raison pour laquelle au Québec, la maternelle quatre ans à temps plein a été créée à partir de 2013 en milieu défavorisé, rappelle Monique Brodeur, doyenne de la Faculté des sciences de l'éducation à l'UQAM.
Elle vient de lire un tout nouvel état des connaissances sur la maternelle quatre ans aux États-Unis, qui montre qu'elle est très bénéfique pour les enfants de milieu défavorisé et pour les enfants dont la langue maternelle est différente de la langue parlée à l'école.
Selon Monique Brodeur, « il faut d'abord s'assurer de couvrir les milieux défavorisés, parce qu'on sait que c'est là que l'impact est vraisemblablement le plus grand. »

Monique Brodeur, doyenne de la faculté des sciences de l'éducation à l'UQAM
Photo : Radio-Canada
Elle plaide aussi en faveur de programmes de qualité basés sur les connaissances scientifiques, car « tous les programmes de maternelle quatre ans ne se valent pas. » Enfin, l'enjeu de la formation initiale et continue des enseignants lui paraît fondamental. « Le référentiel de compétences est en cours d'actualisation, de façon à ce que les futurs enseignants et enseignantes soient mieux formés pour intervenir auprès des enfants de quatre ans. »
Trois ingrédients absolument essentiels avant de penser à aller plus largement, c'est d'avoir un programme vraiment de grande qualité, une priorité pour les enfants de milieu défavorisé et évidemment une formation initiale et continue des enseignantes et des éducatrices qui vont travailler dans ces classes-là.
Actuellement, les maternelles quatre ans au Québec comptent en moyenne 15 enfants par classe, sous la responsabilité d'une enseignante, aidée à temps partiel par un autre professionnel (éducatrice en service de garde).
Manque d'espace et pénurie d'enseignants
Égide Royer recommande le modèle ontarien, où deux adultes sont systématiquement présents dans les classes de maternelle quatre ans : une enseignante et une technicienne en éducation de la petite enfance.
Mais la chercheuse Nathalie Bigras n'est pas convaincue que ce serait possible dans les conditions actuelles, même en priorisant les milieux défavorisés.
« C'est bien moins compliqué pour un gouvernement de donner l'accessibilité gratuite aux enfants de quatre ans au CPE que de créer et de construire des classes qui n'existent pas maintenant », dit-elle.
Le risque de manquer d'enseignants et d'espaces est réel, indiquait Catherine Harel-Bourdon, présidente de la Commission scolaire de Montréal (CSDM), le jour de la rentrée.
« Je suis très surprise quand la CAQ parle de 50 000 enfants qui sortiraient des listes des CPE et des garderies et qui se retrouveraient dans des écoles, on n'a pas le personnel pour ça. On a déjà de la difficulté à combler les postes à la CSDM, mais aussi dans d'autres commissions scolaires pour le préscolaire », a-t-elle indiqué.
Pour répondre à tous les enfants de quatre ans sur le territoire de la CSDM, dit-elle, il faudrait 377 classes de plus.