Savasana, de Catherine Perreault, finaliste du Prix du récit 2018

Catherine Perreault se spécialise en adaptation scolaire et écrit.
Photo : Dominic McGraw
Catherine Perreault vit à Rouyn-Noranda. Enseignante au primaire de formation, elle se spécialise aujourd'hui en adaptation scolaire pour les « enfants spéciaux » qu'elle côtoie, particulièrement son fils. Entre ses boulots de mère, d'enseignante et d'étudiante, elle écrit. Elle est l'une des finalistes du Prix du récit Radio-Canada 2018 et recevra 1000 $, offerts par le Conseil des arts du Canada.
Son récit inédit Savasana raconte l’incapacité d’une mère à lâcher prise lors d’un cours de yoga, alors qu’elle se sent envahie par l’autisme de son fils.
« »
À écouter :
Savasana
Je vous invite à commencer la séance en posture assise. Fermez les yeux. Prenez un moment pour vous déposer à l’intérieur de vous-même. Inspirez par le nez. Expirez par la bouche. Libérez à l’expiration les tensions accumulées, les regrets du jour, les pensées négatives.
Je n’ai pas assez de souffle pour me vider de tout ce que je vis parce que tu m’as choisie. J’ai peur de tout lâcher et d’expirer accidentellement ce qu’il me reste de courage.
Inspirez.
Les vacances d’été qui arrivent. Ton fou rire. Un café au lait extra mousse. La corde à linge.
Expirez.
Tes rigidités. Le banc de neige devant mon char. Trouver un service de garde pour tes fins de journée. Ma grande fatigue.
Inspirez.
Les plants de framboises dans notre cour au sud. Du linge mou. Une bouteille de Raisins Gaulois avec Joanie.
Expirez.
Les blessures sur tes bras. Mes crises de panique. Mes deuils quotidiens. Le naufrage de ma maternité.
Formulez maintenant une intention. Qu’êtes-vous venu chercher pour vous-même dans ce cours de yoga?
Juste avant, je suis allée te reconduire chez ton père. Quand j’ai placé la minuterie sur la cuisinière, tu as su. Tu as commencé à t’agiter en grognant et en tentant de me griffer. Tu t’es fait une cabane anti-transition avec les coussins du salon. Je t’ai habillé pour affronter notre interminable hiver abitibien. Pantalon de neige, bottes de poil, cache-cou, mitaines, tuque et manteau. Toujours dans cet ordre. Après, une fois assis dans la voiture, tu as pété la même coche qu’hier et avant-hier. La même coche que celle des dix dernières années. Tu as crié plusieurs fois et tu as frappé avec ton bras dans la portière droite. Celle que j’ai coussinée avec un vieux matelas en mousse pour éviter que tu te blesses et casses la fenêtre. Tes comportements qui se répètent inlassablement m’indiquent que j’ai probablement utilisé de la mousse mémoire. À chaque feu rouge, tu as donné des coups de pieds en ma direction en fuyant mon regard. Tes douze ans de jambe ne se rendent pas encore à moi, mais presque. Tes hurlements, qui remplacent ces mots qui n’arrivent pas à ta bouche, n’ont jamais cessé. Ils m’ont transpercé le plexus, ont fait une pause au centre de mon cœur et sont venus m’embrouiller le cerveau. J’ai crié « arrête » et j’ai conduit les yeux fermés quelques secondes en me maudissant d’avoir crié. Heureusement, il me restait des bouchons d’oreille qui étouffent les ronflements et les bruits d’enfants autistes. Je t’ai déposé chez ton paternel, accompagnée de Tristesse et Résignation, ces vieilles connaissances qui seraient dues pour un voyage dans le sud ou du moins, un congé différé. Je t’entends mais je ne te comprends pas, mon amour.
Donnez du temps à votre corps pour qu’il s’échauffe. Faites des cercles avec votre menton. À gauche.
Il ne faut pas que j’oublie d’acheter du fromage et du yogourt.
À droite.
Est-ce que ça existe, une application pour calculer mon cycle menstruel? Faire des cercles avec ma tête me donne envie de pleurer; je dois être en train d’ovuler.
Gardez et chérissez votre intention de départ, sans jugement. Dans la position du chat, laissez-la grandir en vous et évoluer.
Je veux posséder ce moment. Le flatter dans le sens du poil et lui dire qu’il me mérite. J’ai l’intention de prendre un break de toi. Un break de moi qui prend soin de toi, aussi. Tu es parti pour quatre jours, ça me donne le temps de soigner nos au revoir et de préparer ton retour. Je vais cuisiner des plats qui ne se mangent surtout pas avec les mains. Mettre de l’essence. Appeler ton pédiatre et le département d’ophtalmologie à Sainte-Justine. T’acheter du sel d’Epson.
Ton intention Catherine, ton intention…
Dans la position de la montagne, nous débuterons notre flow par des salutations au soleil. Inspirez les mains vers le haut. Expirez et plongez.
Merde, j’ai oublié de passer la commande pour tes couches.
Jambe droite derrière. Expirez dans la position de la planche. Restez ici pour trois respirations.
J’ai rapidement constaté que tu avais un grand quelque chose de différent lorsque tu es né. Déjà, tu t’opposais à tout ce qui fonctionne généralement bien pour les personnes neurotypiques. Tu m’as regardée pour la première fois à onze mois parce qu’avant ça, les lumières et les ventilateurs me volaient le show. J’étais jeune et pleine de confiance, je me tirais au tarot et je croyais aux vies antérieures. Aujourd’hui, je suis encore jeune mais j’ai compris ce que sera notre chemin. Je ne l’accepte pas, mais j’essaie d’y semer un grand nombre de fleurs et d’arbres à fruits. C’est fascinant parce que ton sourire et nos rares moments de tendresse me donnent la force d’affronter ce qui est, jour après jour. Ça doit être ça, la résilience, mon bonhomme.
Expirez. Chaturanga. Inspirez. Bébé cobra.
Je devrais aller chez le chiro.
Chien tête en bas.
La réincarnation. Partant du principe qu’une âme revient sur terre pour expier des fautes commises dans des vies antérieures, j’ai probablement mis sur le bûcher un certain nombre de sorcières.
Inspirez. Jambe droite devant. Guerrier un.
Depuis cinq ans, tu t’automutiles sévèrement. Tu frottes ton avant-bras sur tes cheveux jusqu’à ce qu’une brûlure de contact se forme. D’autres fois, tu te donnes des coups de poing sur les hanches, juste au-dessus de tes petites fesses de presque encore bébé. Je ressens tes brûlures. Je perds mes cheveux. J’ai tellement mal pour toi, pour nous, mon lion.
Ramener la jambe gauche devant. Inspirez. Montez les bras au ciel. Expirez et plongez.
Je dois parler avec ton frère et ta sœur. Ces jours-ci, ils sont nerveux en ta présence. Ils s’excusent quand ils échappent une fourchette. Ils marchent sur la pointe des pieds la nuit lorsqu’ils ont envie de pipi. Ils savent que les hurlements suivront. Leurs yeux trop inquiets et leurs capes d’invisibilité m’indiquent qu’eux aussi doivent être entendus. Hier, ton frère a dit à ta sœur de faire attention parce qu’elle venait d’éternuer.
Jambe gauche derrière. Maintenez la planche pour trois respirations.
Grâce à toi, ces enfants seront des adultes fantastiques… mais en attendant, laisse-les être des enfants.
Ici et maintenant. Laisser aller. Je ne contrôle rien en ce moment, de toute façon.
Expirez. Chaturanga. Inspirez. Levez la tête et les jambes en même temps. Maintenez la position.
Je rêve d’un bain chaud, d’un massage et d’un voyage en Italie.
Chien tête en bas.
Ce n’est pas une position pour avoir envie de péter.
Inspirez. Jambe gauche devant. Guerrier deux.
L’école se termine dans quatre mois et nous pourrons enfin nous coller au soleil dans le gazon mouillé à côté de ta piscine gonflable qui t’amuse tant. Nous mangerons du yogourt et du fromage jusqu’à pas d’heure et nous ferons voler ces serpentins qui te fascinent. Nous réapprivoiserons la proximité jusqu’à ce que je puisse flatter tes cheveux devant un film. Tu iras mieux cet été, mon gars, OK?
Ramenez la jambe droite devant. Levez les bras en inspirant. Mains au cœur. Pour terminer la séance, je vous invite à adopter la posture du cadavre : Savasana. La colonne vertébrale est longue et les paumes sont tournées vers le ciel. Le corps est complètement détendu. Soyez fier de vous, de ce moment dans la journée où vous vous êtes choisi.
Les larmes coulent sur mes joues et de petites flaques se forment dans mes oreilles. Je n’ai pas réussi. Mon intention a pris le bord. Je n’arrive plus à vivre sans constamment penser à toi, à ce que tu es et ce que tu vis. Je voudrais tant te donner les mots qui nous mettraient en relation. Je voudrais éliminer les bruits soudains et les couleurs vives. Je ne sais pas comment t’éviter encore plus de souffrances que celle de vivre dans un monde qui ne te ressemble pas. J’ai trente-six ans et j’ai peur de mourir. Parce que toi.
Lorsque vous serez prêt, revenez en position assise en gardant les yeux fermés. Portez les mains au cœur pour chanter le mantra OM, cette vibration première à partir de laquelle tout dans l’univers fut créé.
OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOMMMMMMMMMMMMMMMMM.
Je ferai mieux la prochaine fois.
Découvrez les autres finalistes du Prix du récit Radio-Canada 2018 :
- Patrick Beauséjour pour Fanfan Dédé ou Géant Ferré
- Philippe Chauveau pour Mouf dans le ventre du dragon
- Caroline Dawson pour Les Honeycomb de Madame Thérèse
Apprenez-en plus sur la lauréate du Prix du récit 2018 et lisez son texte :
- Adieu chacal, de Diane Landry
Véritable tremplin pour les écrivains canadiens, les Prix de la création Radio-Canada (Nouvelle fenêtre) sont ouverts à tous, amateurs ou professionnels. Ils récompensent chaque année les meilleurs récits (histoires vécues), nouvelles et poèmes inédits soumis au concours. Notez que les inscriptions sont en cours pour un autre de nos prix de création : le Prix de la nouvelle Radio-Canada 2019.
Vous aussi, vous écrivez? Participez à nos prix de la création!