Les rapides de Lachine, autrefois le royaume des passeurs iroquois

Photographie composite de Big John et son groupe descendant les rapides de Lachine, 1878.
Photo : Musée McCord/Notman & Sandham
Pendant des siècles, les Mohawks de Kahnawake ont aidé les navigateurs à franchir les dangereux rapides de Lachine, à la hauteur de l'île de Montréal. Voici leur histoire.
Un texte d'Alexandre Touchette, à Désautels le dimanche
L'aîné mohawk Billy Two Rivers affirme que ses ancêtres iroquois s’étaient établis le long des rapides de Lachine bien avant l’arrivée des Européens. En raison des tensions avec les Abénakis, les Iroquois auraient voulu avoir l’œil sur le point de passage stratégique que constituaient les rapides.
Selon Billy Two Rivers, les différents clans installés dans le secteur surveillaient les sentiers de portage pour donner l’alerte en cas de tentative d’invasion des territoires iroquois situés plus au sud.
Se noyer dans les rapides
Premier Européen à se buter aux flots tumultueux de Lachine, Jacques Cartier a découvert en 1541 le sentier de portage utilisé par les Amérindiens pour contourner les rapides.
Bien qu’il soit possible de les descendre en canot, il est essentiel de bien connaître cette section du fleuve pour éviter la catastrophe. Entre le lac Saint-Louis et le port de Montréal, le niveau du fleuve descend de 14 mètres, et il est essentiel d’éviter certains seuils qui sont beaucoup trop dangereux pour être franchis dans une petite embarcation.
En 1611, trois compagnons de voyage de Samuel de Champlain l’ont appris à leurs dépens lorsqu’ils se sont arrêtés sur l’île aux Hérons au milieu des rapides pour chasser. Dans ses récits de voyage, Champlain raconte qu’au moment de repartir avec leur canot chargé de hérons, les trois hommes auraient décidé de passer par la section la plus tumultueuse des rapides pour raccourcir leur trajet. Louis et son guide montagnais, Outetoucos, se sont noyés, tandis que leur troisième compagnon d’infortune est parvenu de peine et de misère à survivre en s’accrochant au canot.
L’époque des cageux
En raison des nombreux écueils qui parsèment cette section du fleuve, le métier de passeur des rapides a fini par se développer. Les Iroquois qui habitent le territoire de Kahnawake le long des rapides sur la rive sud du fleuve ont longtemps occupé cet emploi hautement spécialisé qui a pris de l’ampleur avec le flottage du bois sur le Saint-Laurent.
Le reportage d'Alexandre Touchette est diffusé le 19 août à Désautels le dimanche sur ICI Première.
Au 19e siècle, des arbres entiers, à peine équarris, étaient attachés ensemble pour former d’énormes radeaux d’une quinzaine de mètres de large par une cinquantaine de long, que l’on appelait alors les « cages ». Reliées entre elles en énormes trains de bois, les cages étaient flottées sur la rivière des Outaouais et le fleuve Saint-Laurent jusqu’à Québec par des ouvriers qu’on appelait les cageux.
L’anthropologue Serge Bouchard affirme qu’aussi compétents que les capitaines de cage étaient sur l’eau, lorsqu’ils arrivaient aux rapides de Lachine, ils préféraient faire appel aux Iroquois. Cela a donné lieu à de véritables spectacles, dit-il, où les Montréalais allaient à LaSalle les fins de semaine voir les « sauvages » sauter les rapides.
L’un des passeurs qui s’est le plus démarqué au milieu du 19e siècle est le Mohawk Jean-Baptiste Canadien, surnommé Big John. En plus de guider des cages, il offrait à des notables montréalais de descendre les rapides dans un canot de bois d’une vingtaine de pieds.
Véritable pionnier des sports d’eau vive, il avait même osé organiser une descente en plein hiver, la veille du jour de l’An. Un exploit qui lui avait valu d’être accueilli au port de Montréal en véritable vedette.
L’ère des bateaux à vapeur
Pour voir la collection des photos du musée McCord, cliquez ici (Nouvelle fenêtre).
Vers 1870, une nouvelle industrie a fait appel à l’expertise des passeurs iroquois après que l’élargissement du canal Lachine a permis à des navires de plus fort tonnage de contourner les rapides. Grâce à une série d’écluses, des bateaux à vapeur pouvaient désormais naviguer par l’intérieur des terres, du port de Montréal jusqu’au village de Lachine, pour ensuite continuer à remonter le fleuve vers l’Ontario.
Des navires spécialisés de faible tirant d’eau ont été mis en service et le Mohawk Jean-Baptiste Canadien s’est trouvé parmi les pilotes chargés de négocier la difficile section des rapides de Lachine.
Dans ses publicités, le service de croisière exploité par la Canada Steamship Line misait déjà sur les émotions fortes que les passagers pouvaient vivre tout au long du trajet. Entre la ville de Prescott, en Ontario, et le port de Montréal, les navires du « Rapids Service » traversaient plusieurs sections d’eau vive à partir de Long Sault, en amont de Cornwall, jusqu’aux fameux rapides de Lachine.
La voie maritime : la rupture
Quand le service de croisière sur les rapides s’est arrêté en 1949, les Iroquois de Kahnawake avaient déjà été écartés du métier de pilote par des Blancs à qui ils avaient montré la voie.
Et au milieu des années 1950, les pelles mécaniques qui ont creusé la Voie maritime du Saint-Laurent ont définitivement coupé le lien ancestral qui unissait les Iroquois à l’eau vive.
Les rives naturelles de la réserve ont été remplacées par un énorme canal d’une centaine de mètres de large. Le Mohawk Billy Two Rivers, qui a grandi au bord de l’eau, en est resté profondément marqué.
« »
L’homme de 83 ans a vu disparaître une partie des connaissances traditionnelles de sa communauté. « Les anciens m’avaient transmis leur savoir, et je connais encore tout le fleuve, tous les récifs et les endroits où aller pêcher. Mais je suis peut-être l’un des derniers. »
L’anthropologue Serge Bouchard estime aussi que la construction de la Voie maritime a été une véritable catastrophe pour les habitants de Kahnawake. « Les rapides sont disparus abruptement du paysage culturel, historique et identitaire des Iroquois, qui s’étaient adaptés et avaient adopté les rapides de Lachine. Quelle belle passion! Et c’est donc ça l’amputation. »