La querelle entre Riyad et Ottawa s'envenime

Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane Al-Saoud et la ministre des Affaires étrangères du Canada, Chrystia Freeland
Photo : Montage : Radio-Canada / Photos : Getty et La Presse Canadienne
Sanctions économiques, étudiants rappelés et liaisons aériennes annulées : l'Arabie saoudite ne décolère pas devant l'appel de Chrystia Freeland, ministre des Affaires internationales du Canada, à la libération de Samar et Raif Badawi. Le gouvernement Trudeau, de son côté, maintient sa position et reste ouvert au dialogue.
Lundi, à l'ouverture de la Conférence mondiale de la Coalition pour les droits égaux, un événement portant sur les droits des personnes LGBT+, Mme Freeland a déclaré que « l'engagement du Canada à mettre les droits humains au centre de notre politique étrangère a attiré l'attention ces derniers jours ». « Je fais bien sûr référence à l'expulsion de l'ambassadeur du Canada en Arabie saoudite », a-t-elle spécifié.
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« Les droits des femmes sont des droits humains », a insisté Mme Freeland.
Un peu plus tard en point de presse, la ministre a mentionné que l'ambassade du Canada en Arabie saoudite, à Riyad, poursuivra ses opérations habituelles, y compris les services consulaires.
Chrystia Freeland dit espérer qu'il sera possible de parler de droits de la personne tout en maintenant des relations avec d'autres nations.
Du côté de l'Arabie saoudite, la compagnie aérienne nationale, Saudia, a annoncé lundi l'annulation de sa liaison vers Toronto.
Les détails sur les sanctions économiques promises par le pays envers le Canada ne sont pas encore connus et la ministre Freeland attend « des clarifications du gouvernement saoudien ».
Cela dit, à seulement 4 milliards de dollars par année, les échanges économiques entre le Canada et l'Arabie saoudite ne sont pas primordiaux pour les deux pays. À titre comparatif, le Canada et son principal partenaire économique, les États-Unis, se sont échangé 673 milliards de dollars de marchandises en 2016.
Selon Thomas Juneau, professeur à l'École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa et spécialiste du Moyen-Orient, la décision de l'Arabie saoudite peut être expliquée par la tiédeur du gouvernement Trudeau à l'égard du régime saoudien.
D'après lui, l'Arabie saoudite n'avait « pas vraiment besoin » des véhicules blindés légers d'une valeur de 15 milliards de dollars qu'elle a achetés au Canada en 2015, alors que Stephen Harper dirigeait le pays. Il s'agissait plutôt d'une tentative pour les Saoudiens d'approfondir les relations bilatérales avec le Canada.
« Le gouvernement Trudeau a décidé de ne pas donner suite à cet approfondissement simplement parce que c’était trop controversé au Canada. Ç'a causé beaucoup de frustration chez les Saoudiens, ce qui a explosé en fin de semaine », conclut-il.
Un dimanche chargé
Le royaume wahhabite a annoncé dimanche soir l'expulsion de l'ambassadeur canadien à Riyad, le rappel de son propre ambassadeur à Ottawa, de même que la suspension de toute nouvelle transaction commerciale avec le Canada et de tout nouvel investissement dans le pays.
L'ambassadeur canadien Dennis Horak n'a pas vraiment eu à quitter le royaume wahhabite, puisqu'il était en vacances à Toronto depuis trois semaines, a appris CBC.
Selon Reuters, l'ambassadeur saoudien au Canada est aussi en vacances et ne se trouve pas actuellement au pays.
Le tout a été présenté comme une réplique à des tweets publiés jeudi par la ministre canadienne des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, puis vendredi par son ministère après l'arrestation de la militante pour les droits des femmes Samar Badawi.
Samar Badawi est la soeur de Raif Badawi, incarcéré depuis plusieurs années en Arabie saoudite et dont la famille est réfugiée à Sherbrooke, au Québec.
Très alarmée d’apprendre l’emprisonnement de Samar Badawi, la sœur de Raif Badawi, en Arabie Saoudite. Le Canada appuie la famille Badawi dans cette difficile épreuve, et nous continuons de fortement appeler à la libération de Raif et Samar Badawi.
— Chrystia Freeland (@cafreeland) August 2, 2018
CAN gravement préoccupé par autres arrestations de membres de société civile & activistes droits des femmes en #ArabieSaoudite, incl. Samar Badawi. Ns exhortons autorités saoudiennes à les remettre en liberté, ainsi que tous les autres activistes pacifiques #droitsdelapersonne.
— Pol. étrangère CAN (@CanadaPE) 3 août 2018
7000 étudiants rappelés
Selon la télévision d'État El-Ekhbariya, cette querelle a convaincu l'Arabie saoudite d'« interrompre les programmes de stages et de bourses au Canada » et de déménager des milliers d'étudiants déjà présents au pays. La chaîne saoudienne Al-Arabiya a aussi rapporté que Riyad suspendait tous ses programmes d'échanges étudiants avec le Canada.
Interrogé par El-Ekhbariya, le directeur du département des bourses au sein du ministère de l'Éducation, Jassem Al-Harbach, a précisé que plus de 7000 étudiants et 5000 membres de leurs familles sont touchés par cette décision. Les autorités planchent déjà sur leur transfert, selon lui.
« Les États-Unis et le Royaume-Uni auront la part du lion, étant donné les opportunités d'éducation dans ces deux pays, et nous avons commencé à coordonner avec les missions là-bas », a mentionné M. Al-Harbach. L'Irlande, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon et Singapour sont d'autres destinations envisagées, a-t-il souligné.
Dans une déclaration publiée dimanche sur Twitter, le ministère saoudien des Affaires étrangères a pourfendu ces commentaires en provenance du Canada, dénués selon lui de tout fondement, en dénonçant une « ingérence flagrante » dans ses affaires internes et un « affront inacceptable » envers son processus judiciaire.
Les « soi-disant activistes de la société civile » dont il est question, affirme le Ministère, sont « dûment détenus » pour des crimes reconnus par la loi saoudienne. « Il est très regrettable que les mots "libération immédiate" figurent dans la déclaration canadienne », ajoute le Ministère. Cette expression a été utilisée dans le tweet en anglais de ce dernier.
L'opposition conservatrice n'avait toujours pas réagi à ces importants rebondissements, lundi après-midi.
Au Nouveau Parti démocratique (NPD), la députée Hélène Laverdière a été prompte à offrir ses commentaires : « Nous avons été contents de voir le gouvernement libéral se prononcer enfin sur les droits de la personne en Arabie saoudite, une question sur laquelle le [NPD] s'est penché depuis des années », a-t-elle écrit dimanche sur Twitter.
« La réponse de l'Arabie saoudite est totalement inacceptable. Les droits de la personne sont universels et non négociables. Le Canada doit maintenant suspendre ses ventes d'armes à l'Arabie saoudite », a ajouté la porte-parole du parti en matière d'affaires étrangères.
Des appuis de part et d'autre
Dans une entrevue accordée dimanche soir à CBC, la femme de Raif Badawi, Ensaf Haidar, n'a pas caché être « surprise » et « alarmée » par les derniers développements. Elle dit ignorer quelles seront les conséquences pour son mari, qui purge une peine de 10 ans de prison pour des propos tenus sur un blogue. Il a aussi été condamné à 1000 coups de fouet, dont 50 lui ont été administrés.
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Mme Haidar demande au Canada de ne pas baisser les bras dans ce dossier. « J'aimerais que le Canada continue à faire pression » sur Riyad, a-t-elle déclaré.
Dans un communiqué publié lundi, Amnistie internationale demande aux grandes puissances d'imiter le Canada et de « prendre la parole en faveur des défenseurs des droits humains détenus en Arabie saoudite ».
« Des États qui ont une influence significative en Arabie saoudite – comme les États-Unis, le Royaume-Uni et la France – sont déjà demeurés silencieux bien trop longtemps », écrit l'organisation. « Le monde ne peut pas continuer de regarder ailleurs pendant que cette campagne de persécution sans relâche des défenseurs des droits de la personne se poursuit. »
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L'Arabie saoudite a pour sa part obtenu le soutien des Émirats arabes unis, de Bahreïn et de l'Autorité palestinienne, selon Al-Arabiya.
La ministre Freeland c. le prince héritier ben Salmane
L'ancien diplomate canadien et professeur à l'École supérieure d'affaires publiques et internationales de l'Université d'Ottawa Ferry de Kerckhove a dit voir dans ce bras de fer le résultat d'un affrontement entre la ministre Freeland et le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane.
« Je crois honnêtement qu’il y a, de la part de Mme Freeland, une volonté de marquer le coup », a-t-il commenté en entrevue à Radio-Canada. La cause de Raif Badawi « est devenue un cas célèbre, et le gouvernement canadien ne peut pas se permettre de ne pas en parler. On en vit les conséquences ».
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L'ex-diplomate croit en outre qu'Ottawa cherche de plus en plus à « renforcer [son] action en matière de protection des droits de la personne », tout en notant que la « dimension électorale » de cette prise de position doit être considérée.
« Ultimement, je crois que la population canadienne sera satisfaite de voir que son gouvernement est en train de défendre au fond les droits de la personne face à un pays qui ne les respecte absolument pas », commente-t-il, en évoquant non seulement la situation intérieure dans le royaume wahhabite, mais aussi la guerre que celui-ci mène avec des alliés régionaux au Yémen.
« Nous voulons nous dédouaner aussi; n’oubliez pas que nous avons vendu [à l'Arabie saoudite] les soi-disant jeeps, qui sont de véritables petits chars d’assaut sur roues », laisse aussi tomber M. de Kerchkove.
Du côté de l'Arabie saoudite, souligne l'ex-diplomate, le prince héritier, Mohammed ben Salmane, détient de facto les pleins pouvoirs. S'il est prêt à transformer le royaume à différents égards, il refuse obstinément que quiconque vienne lui faire la leçon.
« Toute intervention extérieure à un impact négatif sur son message de décideur par-dessus tout », affirme M. de Kerchkove.
« L'Arabie saoudite se tire une balle dans le pied », a pour sa part commenté à Reuters Joost Hiltermann, de l'International Crisis Group. « Si on veut ouvrir son pays au monde, on ne commence pas par expulser des ambassadeurs et geler le commerce avec des pays comme le Canada. »
« Cependant, les dirigeants saoudiens ont le sentiment de se retrouver devant un choix impossible : si s'ouvrir au monde signifie qu'il faut accepter un changement, ils veulent imposer et contrôler soigneusement les réformes, parce qu'ils sont sérieusement effrayés par tout changement émanant de la base, par exemple par l'entremise des activistes féministes. Mais cela les met en difficulté vis-à-vis de leurs partenaires occidentaux », a-t-il ajouté.
« Il est plus facile de rompre les liens avec le Canada qu'avec les autres » pays, a déclaré à l'AFP Bessma Momani, de l'Université de Waterloo, en Ontario. « Il n'y a pas de liens commerciaux solides, et s'en prendre au gouvernement Trudeau peut avoir un certain retentissement après des alliés régionaux va-t-en-guerre de la région. Les milliers d'étudiants saoudiens au Canada risquent, eux, d'en pâtir. »