La Presse choisit « le meilleur des deux mondes »

Seule l'édition du samedi de La Presse était offerte en papier depuis la fin 2015.
Photo : La Presse canadienne / Paul Chiasson
Si La Presse choisit de changer sa structure corporative, c'est parce que le modèle d'affaires actuel de l'entreprise ne fonctionne tout simplement pas. Non seulement le quotidien a perdu ses revenus d'abonnements en devenant totalement gratuit, mais les revenus publicitaires filent de plus en plus vers Facebook et Google, qui encaissent des milliards de dollars sans investir un cent dans la production de contenus d'informations.
Une analyse de Gérald Fillion
En créant une fiducie d’utilité sociale, une forme d’organisme à but non lucratif (OBNL), La Presse aura « le meilleur des deux mondes », disait son président Pierre-Elliott Levasseur à RDI économie, mardi soir, faisant référence au fait que le quotidien aura accès à un investissement de 50 millions de dollars de la part de Power Corporation et à de nouvelles sources de financement.
La Presse présente ce changement majeur comme étant une excellente solution. Mais, on comprend, dans les faits, que Power Corporation ne fait pas d'argent dans cette aventure et que la famille Desmarais et les actionnaires de l’entreprise ne voulaient plus éponger les pertes de La Presse.
Il y avait 4 options pour La Presse :
- le statu quo : la poche profonde d'un riche actionnaire qui accepte de perdre de l'argent. Power Corporation semble avoir fait le tour de la question;
- des redevances de Facebook et de Google pour aider au financement des médias écrits canadiens, ce que rejette le gouvernement Trudeau;
- vendre l’entreprise, une option qui a possiblement fait partie des scénarios envisagés à La Presse, mais il est évident que le modèle d’affaires fragile n’aurait certainement pas permis à Power d’avoir un bon prix pour La Presse;
- devenir un OBNL pour recevoir des dons.
Il est important de préciser un fait qui ne l’a pas été mardi dans le communiqué de La Presse. Le journal en soi demeure une société commerciale à but lucratif, qui va générer des revenus de publicité et qui aura droit aux soutiens gouvernementaux, en plus de recevoir des revenus de l'OBNL, qui encadre plusieurs activités, dont La Presse, Les Éditions La Presse, Nuglif, etc.
Le « propriétaire » de La Presse ne sera plus Power, mais une fiducie d'utilité sociale, à but non lucratif, qui pourrait devenir un organisme de bienfaisance si le gouvernement fédéral le permet.
Dans son budget de février 2018, le ministre des Finances, Bill Morneau, a indiqué, page 207, qu’au « cours de la prochaine année, le gouvernement étudiera de nouveaux modèles qui autoriseront les dons privés et le soutien philanthropique pour des nouvelles locales fiables et un journalisme professionnel, à but non lucratif.
Il pourrait s’agir entre autres de nouveaux moyens, pour les journaux canadiens, d’innover et d’obtenir le statut d’organisme de bienfaisance en tant que fournisseur de journalisme à but non lucratif, compte tenu de leurs services dans l’intérêt du public. »
Si le gouvernement fédéral va de l’avant avec cette proposition, la fiducie qui encadre La Presse pourra alors remettre aux donateurs des reçus à des fins fiscales, un incitatif important dans le monde de la philanthropie.
« Une patente »
Le PDG de Québecor, Pierre Karl Péladeau, propriétaire du Journal de Montréal et du Journal de Québec, a qualifié de « patente » cette nouvelle structure pour La Presse dans le cadre d’une autre entrevue à RDI économie, mardi soir.
Pierre Karl Péladeau ne semble pas enclin à adopter le modèle de l’OBNL, affirmant que ses journaux ont toujours été rentables et que, sur une base annuelle, ils le sont encore. Cependant, bien qu’il reproche à la famille Desmarais de ne pas diffuser les résultats financiers de La Presse, il ne diffuse pas, lui non plus, de chiffres précis sur les finances de ses journaux.
Torstar, qui publie le Toronto Star, a indiqué ne pas vouloir suivre le modèle de La Presse. L'entreprise a perdu 14,5 millions de dollars lors de son dernier trimestre. Torstar a abandonné l'an dernier son application Star Touch, basé sur le modèle de La Presse +, une aventure qui lui a coûté 23 millions de dollars.
Cela dit, on sent que La Presse n’avait plus beaucoup d’options devant elle. Ramener un modèle payant pour un journal aujourd’hui gratuit, c’est impossible. Plusieurs autres médias ont maintenu un modèle payant alors que La Presse a joué son va-tout en laissant tomber les abonnements. Si les gens sont nombreux à consulter La Presse +, force est de constater que le modèle d’affaires, sans abonnement, n’était finalement pas le bon.
L'indépendance des médias
Sous l’angle de l’indépendance des médias, le modèle qui permet de générer des revenus autonomes est probablement le plus souhaitable. Et un cadre à but non lucratif vient solidifier l’indépendance réelle et apparente. Beaucoup de gens s’inquiètent du pouvoir des grandes entreprises riches à la tête de conglomérat médiatique, comme Power, Québecor, Bell et plusieurs autres.
Une fois qu’on a dit ça, le problème de fond demeure : les revenus publicitaires vont essentiellement à Facebook et à Google. Ce problème est entier et c’est au gouvernement Trudeau d’agir en cette matière, ce qu'il ne semble pas enclin à faire.
Il faut dire aussi qu'en favorisant le développement d’organismes de bienfaisance pour les journaux canadiens, le gouvernement fédéral pourrait créer un embouteillage dans le monde philanthropique. Les donateurs pourraient rediriger leur générosité vers les médias écrits et réduire ainsi la part des dons qui vont à la culture, à la santé et à l’éducation notamment.
Bref, qu'on aime ou non le nouveau modèle de La Presse, il est essentiel de trouver des solutions pour maintenir une information de qualité, des enquêtes, des reportages, des explications crédibles et fouillées.