Arabie saoudite : un vent de réforme qui ne fait pas l’unanimité

Le cheik Faisal consacre ses temps libres à la fauconnerie depuis son enfance.
Photo : Radio-Canada / Marie-Eve Bédard
[2 de 4] Réprimée il y a un an à peine, la scène culturelle reprend du poil de la bête en Arabie saoudite. La signature d'un décret royal pour mettre en place une autorité du divertissement vient contribuer au vent de réforme et à la libéralisation des mœurs insufflés par le prince héritier Mohammed ben Salmane, qui ne font pas l'unanimité au pays.
Un texte de Marie-Eve Bédard, correspondante au Moyen-Orient
À l’ombre d’un arbre esseulé en plein désert, un petit groupe d’hommes se rassemble pour s’adonner à une tradition ancestrale. La saison de la chasse achève, alors le cheik Faisal et ses amis veulent en profiter.
Après avoir pris le thé et bien mangé, ils vont lâcher leurs faucons sur des proies – des pigeons et des faisans – qu’ils ont apportées avec eux.
C'est ainsi que le cheik Faisal occupe son temps libre depuis son enfance, entre hommes.
C'était une façon de se nourrir il y a très longtemps, à l'époque des nomades. Puis, c'est devenu le loisir, le sport de l'élite. Mais les temps changent. Bien qu'un faucon exceptionnel puisse se vendre jusqu'à 100 000 $, le sport n'est plus réservé qu'à l'élite. Et il perd de son essence, déplore le cheik.
Place au divertissement
Autre signe du changement, les formes de divertissements se multiplient pour les masses qui les consomment de façon quasi boulimique.
Musique pop, jeux d'adresse typiques des fêtes foraines, danse pour les enfants : la ville de Djeddah convie ce soir ses habitants dans ce que les organisateurs appellent « le petit Paris ».
Basma Jamjoun a vécu à Londres, à Dubaï et aux États-Unis. C’est elle qui coordonne l’événement.
« »
Ce ne sont pas les répliques de la tour Eiffel ou de l'Arc de Triomphe qui sont extraordinaires, mais plutôt le simple fait de voir garçons et filles, hommes, femmes et enfants s'entremêler de façon désinvolte.
Dans un pays où chaque commerce et chaque édifice public doit avoir des entrées séparées pour les hommes et les femmes, la scène est presque révolutionnaire.
« Chaque semaine, il y a des événements différents ici à Djeddah. Cette semaine seulement, il y en a quatre. Ça ne s'était jamais vu en Arabie saoudite. C'est une industrie en plein essor et ça plaît beaucoup aux gens, ils s'amusent », explique l’organisatrice Basma Jamjoun.
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L'Arabie saoudite est avide de ces nouvelles distractions. Sous le coup d'un décret royal, le Royaume a mis en place une autorité générale du divertissement.
Tous les jours, il y a un concert, un opéra, une foire publique et, bientôt, des cinémas partout dans le pays. Autant de formes d'activités culturelles qui étaient interdites il y a à peine un an.
« Les autorités qui sanctionnent ces activités s'assurent que certains paramètres sont respectés », explique DJ Shark.
Est-ce que cette ouverture à la culture peut être conciliée avec la pratique religieuse? Selon lui, la question ne se pose pas. Quand l’heure de la prière arrive, il met ses haut-parleurs en sourdines et dodeline de la tête en silence jusqu’à ce que la prière soit terminée.
« Dans l'islam, on respecte les heures de prières. On doit éteindre la musique maintenant parce que les musulmans doivent aller prier. Alors, on doit observer le silence », dit DJ Shark.
Cela n'embête pas cette jeunesse, qui prend plaisir à tester ses nouvelles libertés. De plus en plus, les jeunes femmes délaissent le voile. Certaines se permettent une plus grande créativité dans l'interprétation de ce qu'est une tenue modeste.
« Peu importe ce qu'on fait, on respecte nos limites. Ce n'est pas contre notre religion et ce n'est pas contre notre culture. Alors, ce qu'on fait est acceptable pour beaucoup de gens », affirme Basma Jamjoun.
La police plus tolérante
Autrefois, la police religieuse – omniprésente – aurait vite sévi à la vue d’autant de femmes qui ne se couvrent plus d’un voile, de jeunes qui frayent, qui dansent ou qui se saluent d’un baiser innocent sur la joue.
Mais elle n’a plus les pouvoirs qui la rendaient effrayante pour beaucoup. Elle ne peut plus, par exemple, arrêter une femme qui fait le choix de ne pas se voiler ou encore, de ne pas porter la traditionnelle abaya noire.
Selon le prince héritier Mohammed ben Salmane, c'est un choix personnel. Ce n'est pas prescrit par la loi, a-t-il déclaré récemment.
Les principaux intéressés se conforment tant bien que mal à leur nouveau rôle diminué. Ceux qui ont eu le malheur de protester ont été démis de leurs fonctions, et certains imams ont été arrêtés.
Dans un salon du livre de Riyad, des représentants de la Commission pour la protection de la vertu et la prévention du vice – le nom officiel de la police religieuse – tiennent un kiosque d’information. Ils font de leur mieux pour épouser leur nouveau rôle de simples conseillers moraux.
Réactions mitigées
Abdurlkarim Al-Maliki se dit heureux des récents changements sociaux, mais il tient pourtant un discours opposé au prince héritier. On ne renie pas ses convictions religieuses aussi vite qu'on signe un décret, estime-t-il.
« Règle générale, c'est mieux de se méfier du regard des autres et de chercher à l'éviter. Il faut s'en cacher. La charia ordonne à la femme de se couvrir la tête et le visage. Ça la protège aux yeux de Dieu parce qu'au fond, c'est la seule chose sincère à faire. Et si elle ne respecte pas ce qui devrait être sa croyance, c'est son erreur », croit Abdurlkarim Al Maliki.
En privé, loin des caméras, beaucoup de Saoudiens expriment un franc désaccord avec la volonté du prince de ramener l'Arabie saoudite à ce qu'il décrit comme un islam modéré.
Basma Jamjoun croit que ces mécontents sont minoritaires. « C'est une nouvelle ère en Arabie saoudite. C'est excitant. Il faut qu'on change. »
Changer, mais pas trop, et pas trop vite, disent certains qui se sentent bousculés. Ils n'ont pas demandé ces transformations qu'ils subissent avec une profonde appréhension et qui viennent provoquer un véritable choc sismique dans le berceau de l’islam, dans leur Royaume ultraconservateur.
Ils expriment du bout des lèvres cette peur que le pays ne bascule dans la violence si on pousse trop loin la libéralisation des mœurs. Mais cette peur, fondée ou pas, est bien là, jusque dans leurs entrailles.