L’industrialisation du bio : dérive ou nécessité?

Des citrons biologiques
Photo : Radio-Canada
Près de la moitié des produits biologiques sont aujourd'hui vendus en grande surface. Une large part vient de l'étranger : le tiers seulement des aliments bios consommés ici sont produits localement. A-t-on perdu de vue la philosophie première du bio?
Un texte de France Beaudoin, de La semaine verte
Le bio représente à peine plus de 1 % de l’ensemble de la production agricole, mais il connaît une croissance fulgurante, partout sur la planète. Ce lucratif marché est aujourd’hui évalué à plus de 116 milliards de dollars. La demande dépasse l’offre.
Les géants de l’agroalimentaire ont flairé la bonne affaire. La distribution et le commerce des produits biologiques reposent de plus en plus entre leurs mains. Et pour répondre aux impératifs commerciaux de ces multinationales, il faut produire à très grande échelle. Résultat : le secteur bio entre dans la même logique de production que l’agriculture conventionnelle, selon l’économiste français Christian Jacquiau.
« Des produits plein les rayons, ça veut dire, en amont, des gros producteurs », dit-il.
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L’Espagne, chef de file du bio en Europe
Un exemple de cette industrialisation du bio : l’Espagne, premier pays producteur bio d’Europe. Les superficies consacrées à la production bio ont doublé ces dernières années, en Andalousie principalement.
Une véritable mer de plastique s’étend sur quelque 200 km le long des côtes de la Méditerranée, entre Malaga et Almeria. Des serres à perte de vue, où les productions bios sont de plus en plus imposantes.
Les fruits et légumes bios produits dans ces labyrinthes sans fin et sur les terres environnantes sont essentiellement destinés à l’exportation, comme l’indique Lidia Chica Gonzalez, de l’organisme de certification biologique européen CAAE.
« Plus de 90 % de nos produits biologiques sont exportés, surtout en Allemagne, au Royaume-Uni, en France, aux États-Unis, selon les produits, par exemple l’huile d’olive et les amandes », explique-t-elle.
Miguel Gomez Armijo est à la tête de Bio Green Food. Cet important joueur espagnol exporte sa propre production de fruits et légumes bios, mais aussi celles d’autres producteurs andalous. Le dirigeant de l’entreprise a aussi l’Amérique du Nord dans sa mire. Ce pionnier de la culture biologique a pris le virage bio pour des questions de santé.
« On est passé à l’agriculture bio parce qu’il y avait plusieurs producteurs qui faisaient de la culture en serre en conventionnel et à force d’appliquer des produits chimiques, ils étaient toujours malades. Quelqu’un nous a recommandé de faire un essai en bio et à partir de là, on a changé complètement la philosophie de l’entreprise », relate-t-il.
Pour produire massivement des aliments, conventionnels et bios, les grandes entreprises agricoles comme la sienne embauchent des travailleurs étrangers, africains, maghrébins et roumains notamment. Ces migrants, souvent clandestins, représentent une main-d’œuvre bon marché, souligne Spitou Mendy, porte-parole du Syndicat des ouvriers agricoles, section Almeria.
« Quand quelqu'un arrive et qu'il est obligé de rester trois ans sans papiers et qu'il doit manger, se loger, envoyer de l'argent aux parents, il est prêt à se prostituer, entre guillemets. »
Le syndicat dénonce les abus commis par les employeurs : non-respect des conventions collectives et des contrats d’embauche, non-paiement des heures supplémentaires. Dans la région d’Almeria, les travailleurs agricoles vivent dans des habitations de fortune, de véritables bidonvilles aménagés au beau milieu des serres.
Avec la concurrence de plus en plus grande en agriculture, le salaire des migrants reste un des rares postes budgétaires où les agriculteurs peuvent encore couper. Le dirigeant de Bio Green Food, Miguel Gomez Armijo, explique que l’arrivée de la grande distribution dans le marché du bio a contribué à faire chuter les prix.
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Deux « irréductibles Gauloises » déplorent le côté sombre de cette production intensive et industrielle qui s’éloigne de l’idéologie qui a donné naissance à l’agriculture biologique, soit une agriculture de proximité, à échelle humaine, véhiculant des valeurs sociales.
Zaïda Ruiz-Bonet et sa mère Antonia cultivent des légumes biologiques depuis huit ans, dans le village de Balerma. Sur moins d’un hectare, elles produisent une vingtaine de variétés de légumes qu’elles vendent directement aux consommateurs et dans les marchés des environs.
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« On pourrait peut-être gagner plus en suivant les fluctuations du marché, mais moins aussi, alors on tente de garder un prix calculé en fonction de nos besoins. On vise la stabilité plutôt que le profit », explique Zaïda Ruiz-Bonet.
La Roumanie, un géant agricole aux pieds d’argile
Pour cultiver des aliments biologiques à grande échelle, les industriels sont à la recherche de grands espaces où produire. Ils ont d’ailleurs les yeux tournés vers la Roumanie, où les terres noires et fertiles défilent à perte de vue. Grenier de l’Europe de l’entre-deux-guerres, c’est aujourd’hui le cinquième pays de l’Union européenne au chapitre de la surface agricole.
Dans les années 40, sous le régime communiste, les paysans sont littéralement dépossédés de leurs terres. Elles leur sont confisquées, puis collectivisées ou nationalisées. Ce n’est qu’après la révolution de 1989 et la chute du dictateur Nicolae Ceausescu que les terres sont rétrocédées à leurs anciens propriétaires ou à des entreprises.
Par manque de moyens, les agriculteurs utilisent peu de produits chimiques. Les terres roumaines sont dites « propres », ce qui facilite la conversion vers l’agriculture biologique. Un attrait majeur pour les multinationales du bio. D’autant plus intéressant que les paysans roumains sont nombreux à abandonner l’agriculture plutôt que de moderniser leurs installations.
À la fin des années 90 en Roumanie, le prix des terres est dérisoire. C’est ce qui convainc l’agriculteur suisse Christian Hani de s’y établir. Il a été de la toute première vague d’agriculteurs étrangers à s’installer ici. Il possède 850 hectares de terres et cultive des céréales biologiques : blé, avoine et orge. Toute la production est écoulée sur le marché européen.
« Ma famille rêvait de se lancer dans l’agriculture biologique. En Suisse, le prix des terres était exorbitant. C’était impensable. En 1998, nous avons eu l’opportunité d’acheter des terres ici. Les paysans roumains cherchaient des acheteurs. »
Profitant de subventions de l’Union européenne pour convertir les surfaces agricoles à la production biologique, des multinationales et des fonds d’investissement ont mis le cap sur la Roumanie. Le bio-business a été en quelque sorte financé à même les fonds publics.
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C’est ce qui a incité des investisseurs italiens à construire un centre de grains bios dans l’ouest de la Roumanie. Copeland Crop cultive et achète des céréales biologiques à des producteurs locaux. L’entreprise a déjà procédé à deux agrandissements et va bientôt construire un centre de décortication et de sélection de semences. Les clients sont italiens, autrichiens, néerlandais, allemands, français et norvégiens.
Les petites parcelles disparaissent donc à la faveur d’immenses exploitations qui servent à la production bio intensive destinée à l’étranger. Et les Roumains perdent le contrôle de leurs terres et leurs moyens de subsistance. Ironie du sort, les travailleurs agricoles roumains sont de plus en plus nombreux à migrer vers l’Espagne pour y vendre leur force de travail.
Le bio gagne du terrain au Québec
Au Québec aussi, il y a un terreau fertile pour le bio-business. Le géant français Bonduelle, qui commercialise la quasi-totalité des légumes surgelés ou en conserve dans nos magasins d’alimentation, a décidé de faire de la province sa plaque tournante du légume de transformation biologique. En 2017, Bonduelle a produit 7,7 millions de kilos de légumes de transformation bios au Québec.
« On a environ 30 % de nos volumes au Québec dans le surgelé qui sont biologiques. Il faut bien réaliser qu'il y a quelques années, on en avait zéro », dit Robert Deschamps, le directeur agricole pour le Québec chez Bonduelle.
Conscients qu’il y a un immense marché à conquérir, les agriculteurs québécois hésitent moins à faire la transition vers le bio. Le producteur Gilles Audette, d’Agri-Fusion 2000, a fait le saut en grandes cultures, puis en légumes de transformation – haricots, maïs sucré, pois, brocoli et carottes – qu’il vend à la multinationale Bonduelle. Contre toute attente, la production biologique s’avère beaucoup plus rentable que la production conventionnelle.
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Et son acheteur, Bonduelle, se positionne avantageusement sur l’échiquier mondial de l’agriculture biologique, précise Robert Deschamps.
« Il y a des clients, surtout aux États-Unis, qui sont demandeurs. [Mais présentement], on n'a pas les capacités de production pour fournir ces gros volumes-là. […] Juste fournir une petite partie des États-Unis, ce serait presque la capacité complète des usines au Québec. On n'est pas encore là », dit-il.
Le bio est devenu un véritable bio-business. Au détriment, selon l’économiste Christian Jacquiau, des petites fermes qui misent sur l’autosuffisance et la vente de proximité. Mais pour d’autres, une agriculture biologique à grande échelle devient incontournable.
« Il faut continuellement évoluer et si on essaye de se retrancher dans des très petits marchés, il va y avoir un demi d'un quart d'un pourcent en production bio et le reste en conventionnel », dit Gilles Audette.
Industrielle ou à petite échelle, l’agriculture biologique peut nourrir la planète, selon ses adeptes. Dans ce contexte, il convient de se demander si nous, consommateurs, sommes prêts à accepter cette transformation de la production bio.
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Pour le puriste Christian Jacquiau, il y a place au compromis.
« Les deux peuvent exister et de toute façon, honnêtement, je préfère des produits bios, peut-être même industriels à des produits chimiques qui sont faits ou issus de productions de petits paysans. »
Pour écouter le reportage de France Beaudoin et de Stéphan Gravel, rendez-vous sur la page de l'émission La semaine verte.