Mieux payés, les médecins travaillent moins

La réflexion au sujet de la privatisation partielle des soins de santé est amorcée depuis une vingtaine d'années au pays.
Photo : iStock / Romolo Tavani
Jamais le Québec n'a eu autant de médecins par habitant qu'aujourd'hui et jamais ceux-ci n'ont été aussi bien payés. Et pourtant, pendant que leur rémunération augmentait entre 2006 et 2015, la moyenne de jours travaillés par année diminuait. Si on croyait que l'augmentation de la rémunération des médecins québécois allait assurer un meilleur accès aux soins, c'est raté.
Un texte de Xavier Savard-Fournier
C’est ce que révèle la plus récente étude sur les impacts de la rémunération des médecins sur leur pratique et la performance du système de santé au Québec qui porte sur la période allant de 2006 à 2015, dont Radio-Canada a obtenu copie.
« La pérennité du système de santé est menacée par le niveau d’investissement dans la rémunération médicale alors qu’à peu près tous les secteurs ont subi une baisse d'investissement, explique l’un des codirecteurs de l’étude, Damien Contandriopoulos. Et malheureusement, quand on regarde la situation financière des médecins, cet argent investi n’a pas amélioré l’accès aux soins à la population ».
Plus inquiétant encore, dans plusieurs domaines, il y a en fait eu une diminution de la quantité de soins prodigués au cours des 10 années étudiées, révèle l’analyse codirigée par Damien Contandriopoulos, titulaire de la chaire de recherche politique, connaissance et santé des Instituts de recherche en santé du Canada, et Astrid Brousselle, titulaire de la chaire de recherche du Canada sur l’évaluation et l’amélioration du système de santé à l'Université de Sherbrooke.
« Les sommes qui ont été versées aux médecins l’ont été dans le cadre d’ententes qui visaient à augmenter le niveau de revenu des médecins. C’était l’objectif poursuivi et cet objectif-là a été rempli », affirme M. Contandriopoulos, également professeur à l’école des sciences infirmières à l’Université de Victoria.
« »
Selon le docteur Hugo Viens, orthopédiste et président de l’Association médicale du Québec (AMQ), c’est le constat le plus important de l’étude. Ce médecin rappelle que l’entente de 2007 entre le gouvernement et les médecins servait à assurer une bonne rémunération des médecins pour s’assurer d’une prestation de services de qualité.
« L'étude nous dit que ça n’a pas été le cas. C’est-à-dire qu’on a continué à augmenter la valeur de la rémunération, mais qu’il n’y a pas eu de prestation équivalente des services », commente-t-il.
Cependant, l’étude ne remet pas en cause le travail des médecins, mais bien le système de rémunération dans lequel ils travaillent.
L'étude a été financée par le commissaire à la santé et au bien-être (CSBE) et gérée par le Fonds québécois de recherche – société et culture (FRQ-SC). Les cochercheurs Mylaine Breton, Arnaud Duhous, Catherine Hudon et Alain Vadeboncoeur ont également participé à l'étude.
Deux fois mieux payés en travaillant une semaine en moins
Entre 2006 et 2015, les sommes consacrées à la rémunération des médecins ont doublé. En dollars courants, elles sont passées de 3,3 milliards de dollars à environ 6,6 milliards de dollars, une augmentation annuelle de 8,1 %.
Les médecins spécialistes ont d’ailleurs eu la plus grosse part du gâteau en voyant leur rémunération moyenne en dollars constants passer de 335 003 $ en 2006 à 472 991 $ en 2015. Chez les omnipraticiens, la rémunération a fluctué de 223 752 $ en 2006 à 281 053 $ en 2015.
Mais, parallèlement, le nombre de jours travaillés par médecin a diminué d’une semaine en moyenne sur 10 ans.
Nombre moyen de jours travaillés par année entre 2006 et 2015
Médecins omnipraticiens - une diminution de 9 jours ou 4,5 %
En 2006 : 203 jours
En 2015 : 194 jours
Médecins spécialistes - une diminution de 7 jours ou 3,1 %
En 2006 : 210 jours
En 2015 : 203 jours
Source : Analyse des impacts de la rémunération des médecins sur leur pratique et la performance du système de santé au Québec, mars 2018
« Quand on regarde l’effectif médical, on a plus de médecins par habitant que jamais dans l’histoire du Québec. Mais une partie de cet effectif-là, en pratique, n’a pas contribué à l’augmentation de l’accès aux soins parce qu’individuellement les médecins travaillent moins », présente M. Contandriopoulos.
D’après les données de l’étude, le Québec comptait près de 17 306 médecins actifs en 2015 contre 14 539 en 2006.
Par contre, la diminution du nombre de jours travaillés n’est que la confirmation d’une tendance connue, explique le docteur Hugo Viens. Une situation qu’il lie à un effet générationnel dans la profession.
« On ne peut pas nier la tendance que les médecins travaillent moins en termes d’heures. Je pratique depuis 15 ans et on voit une tendance où la qualité de vie, la présence à la maison, est une valeur qui est beaucoup plus importante qu'avant », affirme-t-il.
L'ancien commissaire à la santé et au bien-être (2006-2016) Robert Salois, qui avait commandé cette étude à l’époque, est du même avis que le Dr Viens.
« La question, c’est de savoir comment le système va réagir pour s’adapter à ça », estime-t-il.
Moins de patients par jour
« L’autre partie fondamentale de l’équation, c’est qu’alors qu’on a investi massivement dans la rémunération, la quantité des soins produits au Québec a peu augmenté ou parfois même, dans le cas de la médecine familiale, a diminué au cours de ces 10 dernières années », lance M. Contandriopoulos.
En moyenne, les médecins omnipraticiens de 2015 voyaient deux patients de moins par jour travaillé que ceux de 2006, une diminution de 13 %, tandis que chez les spécialistes, c’est 1,5 visite de moins par jour, en diminution de 9 %.
Le portrait varie cependant beaucoup selon la spécialité. Une hausse a été constatée dans deux spécialités techniques, soit en radiologie et en ophtalmologie, tandis qu'une légère baisse a été observée en cardiologie. De manière générale, la tendance est à la baisse dans les spécialités non techniques (pédiatrie, psychiatrie, par exemple).
De plus, comme la population est vieillissante, certaines visites prennent beaucoup de temps aux médecins québécois, ce qui pourrait être un des facteurs influençant le nombre de visites par médecin.
« Il y a toute la notion de vieillissement. Quand on a des patients de 20-25 ans qui viennent au cabinet au lieu de patients plus âgés, ce n’est pas le même environnement par rapport aux questionnements, aux maladies chroniques, etc. Il y a beaucoup de facteurs qui pourraient venir expliquer que [les médecins] en voient moins et que ça prend plus de temps que ça en prenait dans le passé », illustre l’ancien commissaire Salois.
Mais l’étude n’a trouvé « aucune explication crédible » pour comprendre pourquoi le nombre de visites chez le médecin diminue.
« Bien sûr, si la population vieillit, on peut comprendre que certaines visites sont plus complexes, donc plus longues, et que ça peut expliquer qu’il y en ait moins dans une journée. En même temps, c’est difficile de concilier cette explication avec la diminution du nombre de jours travaillés », explique M. Contandriopoulos.
En fait, l’évolution du travail médical s’explique par des facteurs qui sont plus larges : évolution des technologies, évolution de la démographie et évolution des valeurs des jeunes médecins.
Revoir le mode de rémunération des médecins
À la lumière des résultats de leur étude, M. Contandriopoulos et Mme Brousselle font le constat que « le Québec utilise de manière très dominante un mode de rémunération qui ne produit pas, ou pas suffisamment, les effets désirables qui sont attendus, mais qui produit des dysfonctionnements significatifs ».
Pour tenter de compenser les effets indésirables de la rémunération à l’acte, ils proposent donc d’avoir recours à des modèles qui reposent sur la durée du temps de travail ou, si le Québec gardait le système actuel, de revoir les tarifs des actes médicaux pour qu’ils reflètent le temps ou l’effort demandé.
L’ex-commissaire Robert Salois, celui-là même qui a lancé l’étude il y a quelques années, croit quant à lui que l’étude permettra de démarrer des débats et constitue une ouverture à la réflexion.
« On a lancé cette étude à l’époque parce qu’on n’avait pas de données sur le mode de rémunération dans le système de santé. On réalisait que ce n’était pas nous qui allions changer les choses, mais on avait l’obligation de trouver de la nouvelle donnée pour amener des réflexions », analyse M. Salois. « On a besoin [maintenant] d’autres réflexions là-dessus et la profession médicale pourrait nous en amener aussi. »